Visages
de

Barsac.

Tome  II.

Page 218/219.

 

 

Le Testament du Sire de Frandelet.

 

FARCE.

 

Le Sire de Frandelet habitait un castel au sommet de la côte portant son nom, castel tout petit ne comportant plus que deux pièces habitables, une cuisine et une chambre à coucher, adossées à un reste de donjon carré tapissé d'un pied de vigne antique.

 

Toute sa vie, il avait vécu d'expédients, surtout de chasse et de pêche; il passait pour le meilleur braconnier de la région.

 

Il dressait des chiens et apprivoisait des geais, des merles, des pies et même des éperviers. Il vendait presque tout son gibier, lièvres, bécasses, ortolans et brochets à son voisin et cousin le baron de Saint-Cricq.

 

La chasse à la palombe l'occupait tout l'automne.

 

Cette année-ci, il avait construit sa cabane rustique sur un gros chêne de La Hontète et placé ses appeaux sur un pin, à portée de fusil.

 

Il y passait des journées entières et y prenait même ses repas. Depuis plusieurs jours soufflait le vent de noroît, aigre au possible, et bien qu'il lui arrivât de grelotter, notre chasseur restait à son poste jusqu'à la nuit.

 

Mais un après-midi, n'y tenant plus, il descendit précipitamment de son chêne, serra ses appeaux et regagna vite sa demeure.

 

Maria ! Maria !... Ça ne va pas. Allume moi vite un grand feu dans la cuisine et prépare moi un grand saladier de vin chaud, avec beaucoup de sucre et de cannelle !

 

Aussitôt dit, aussitôt fait; mais malgré la flamme et le vin bouillant, il grelotte encore. Il court à son lit, passe son bonnet et se glisse sous les couvertures, toujours poursuivi par le froid et tremblant comme une feuille morte.

 

Maria, un autre bol de vin chaud !

 

Il se brûle la langue sans parvenir à se réchauffer.

 

Sire, je vais aller chercher le Docteur ?

 

Non, foutre pas ! Car il se fait toujours payer comptant et il emporterait mon dernier écu. Le Notaire et le Curé me feront crédit, vas vite les prier de venir.

 

Le Notaire, arrive avec sa serviette.

 

Eh bien ! Sire de Frandelet, comment ça va-t-il aujourd'hui ?

 

Mal, mal !  Et je crois qu'il va falloir dresser mon testament.

 

Pas encore.

 

Si, si, Installez-vous dans mon fauteuil près du guéridon et écrivez :

 

Nous, Sire de Frandelet, sain de corps et d'esprit, sur le point de mourir et demandant pardon à Dieu de tous nos péchés, dictons ce qui suit comme dernières volontés :

 

" Je lègue à mon cousin, le Baron de Saint-Cricq, tous mes chiens courants, a condition qu'il les nourrisse bien et les engraisse un peu; comme souvenir, qu'il prenne dans ma bibliothèque mon Traité de fauconnerie par Albert de Luynes.

 

Je légue à mon ami Bastot tous mes appeaux et mon fusil, à condition qu’il fasse réparer le ressort cassé et entretienne l'arme avec de l'huile de première qualité.

 

A mes oiseaux apprivoisés, je rends la liberté. Qu'on ouvre leurs cages et qu'ils s'envolent dans les bois. Que Dieu me pardonne de leur avoir appris à parler et à mentir et à dire des sottises. Qu'ils perdent la parole et reprennent leurs innocents caquets.

 

Je lègue mon castel à ma gouvernante Maria pour ses bons et loyaux services; elle n'aura qu'à fermer les gouttières et payer les hypothèques avec l'argent qu'elle retirera de la vente de mes hardes.

 

Quant à mon neveu Jehan, vicaire à Bordeaux, je lui lègue tous mes livres, à condition qu'il fasse relier mes Voltaires, mes Contes de Boccace et mes Femmes galantes de Brantôme en peau de mouton.

 

Maria, j'ai froid, apporte-moi un autre verre de vin chaud.

 

Au Couvent des Chartreux, je laisse tous les lopins de terre que j'ai parcourus en chassant et que j'ai désirés en propriété.

 

Je lègue toutes mes bouteilles, bouchées ou non, aux amis qui avaient l'habitude de trinquer avec moi à la Saint Martin. (Il boit à petites gorgées.)

 

Je ne veux pas oublier M. le Curé; à lui mon dernier écu, s'il en reste, pour qu'il m'enterre chrétiennement et dise des messes pour le repos de mon âme.

 

Maître, je n'ai rien oublié ?

 

Reposez-vous, mon ami, et ménagez vos force. Où désirez-vous que votre corps soit mis en terre ?

 

Pas dans un caveau, mais dans une cave; pas n'importe laquelle, sous une barrique de Haut-Barsac, et vous ferez inscrire comme épitaphe en belles lettres gothiques :

 

Ci-git le Sire de Frandelet, de son vivant Capitaine de louveterie », 

 

et n'oubliez pas mes armes : 

 

un merle picorant une grappe de raisin argenté sur un champ semé d'or et d'azur.

 

 Je vous en prie, assurez-moi que tout cela sera fait...

 

Je porterai cela à votre compte.

 

Maria, Maria, un peu de vin chaud.

 

Maître, il n'y en a plus; le saladier est vide et la cave aussi. Ah ! c'est bien fini. Je peux mourir maintenant !

 

Je clos le testament et je signe mon grimoire :

 

" En la prévoté de Barsac, le 18 novembre 1778, Voisenon, notaire royal. "

 

On frappe à la porte, et Curé entre. 

 

Trop tard. Le Sire de Frandelet venait de rendre le dernier soupir, et toujours généreux, il avait légué la totalité de ses biens et même au delà, y compris des hypothèques.

 

Le Curé récita la prière des morts et se signa. Maria pleurait. Près du lit de son maître, la chienne Léda aboyait à la mort.

 

En franchissant le seuil, le Notaire ajouta : Pas d'héritier réservataire, c'est un petit testament.

 

Quant au Curé : Ah ! le bougre, il ne m'a jamais gâté de son vivant; il n'a jamais donné un sou à la quête et cependant, pour sauver son âme, je suis obligé de l'enterrer gratuitement et de lui dire quatre messes par an. Que Dieu lui fasse miséricorde et également à ceux qui sont en vie.

 

Ainsi soit-il !

 

P.S.     On trouva dans les papiers du castel la note manuscrite suivante :

 

« Quant à son temps bien sut le dispenser;

« Deux parts en fit, dont il « SOULAIT » passer

« L'une à dormir et l'autre à ne rien faire. »

 trinquer

 chasser

 

(Epitaphe de LA FONTAINE par lui-même.)

 

On remarquera les deux mots dormir et trinquer et leur remplaçant, ce qui trahit l'hésitation du Sire de Frandelet devant le choix de ses activités, et on comprendra également que, malgré la référence littéraire de ce projet, celui-ci ait été sans doute trouvé par lui trop roturier.

 

PASCAUD (Guillaume), 1946.

 

 

Réalisée le14 avril  2004  André Cochet
Mise ur le Web le   avril  2004

Christian Flages