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Recueil      
  des      
    Brochures et écrits 
     

publiés

 
   

depuis 1839 jusqu'à ce jour  (1880.)

   

Henry de Lur-Saluces.

Dates.

Titre. Pages.

1 juin 1877

Circulaire 

314/324

 adressée aux électeurs de la 4ème circonscription de Bordeaux.

 

Messieurs,

Pour qu'il y ait entente, dans la situation grave (La Chambre venait d'être prorogée à la suite du 16 Mai.) où nous nous trouvons, entre les électeurs et l'élu, il faut que celui-ci expose clairement sa pensée: je vais essayer de le faire. Si, après cela, j'obtiens votre assentiment, j'aurai atteint mon but.

Je commence par vous rappeler que, dès l'ouverture de la session de 1876, les journaux dits conservateurs déclarèrent que la Chambre des députés était composée en grande majorité d'hommes animés de sentiments subversifs qui rendraient tout gouvernement impossible.

La tactique était simple, elle venait de gens qui entendent prouver que la France est incapable de se gouverner elle-même et qu'il lui faut un maître.

Mais cette Chambre, une des plus sages et modérées que la nation ait nommées depuis l'Assemblée nationale de 1789, je le prouverai par des citations et des rapprochements à la fin de cette lettre, cette Chambre, disons nous, sans calcul, sans direction, par le fait seul de ses instincts honnêtes, a déjoué le plan de ses ennemis.

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Combien de fois ne m'est-il pas arrivé, en lisant dans les journaux le récit fantastique des séances auxquelles j'avais assisté, de me demander si je rêvais et si mes paisibles collègue, légistes, agriculteurs, notaires, médecins, négociants, anciens militaires, industriels, etc.... avec lesquels j'avais le plaisir de causer souvent, de discuter quelquefois, de voter presque toujours, et qui m'avaient paru, dans toutes ces circonstances, animés d'un grand esprit de justice, d'un désir infini d'arriver au mieux, n'avaient pas jeté sur moi un sort fatal qui me cachait la vérité, et si, au fond, ils n'étaient point ces terribles énergumènes si ingénieusement inventés par les journaux en question ?

Après m'être interrogé de bonne foi, absolument comme si la chose eût pu être sérieuse, j'ai eu le rare bonheur d'entrevoir la vérité, et cela simplement en songeant à ce brave Basile, création si originale et malheureusement si vraie de Beaumarchais.

« La calomnie, docteur, la calomnie ! » Cette lumière trouvée, et connaissant d'ailleurs le proverbe : « Quand on veut noyer son chien…» tout est devenu clair, et j'ai compris l'ardeur avec laquelle on travaillait à établir que cette Assemblée était composée d'anarchistes.

Aussi, quel mécompte chez nos adversaires, lorsque la Chambre, souriant aux provocations, avançait dans ses travaux, sans paraître douter du plan de ses ennemis !

Une majorité modérée ! mais c'est horrible ! Des républicains repoussant toute violence, aspirant au règne de la loi ! ce n'est pas tolérable ; c'est tout le contraire de ce que nous avions annoncé ; c'est la disparition du fantôme avec lequel, depuis vingt huit ans, nous dominons le paisible bourgeois !

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Nous serons forcés de vivre libres, de laisser chacun libre. Oh ! mais non ; cela ne peut pas être, cela ne sera pas ! »

Et alors, interruptions systématiques, bruit et scandale pendant les séances, etc., etc.

Mais ces désordres touchaient à leur fin ; la Chambre modifiant son règlement et rendant au président un pouvoir nécessaire, allait le mettre en mesure de faire respecter son autorité.

C'est à ce moment que la prorogation est survenue. Or, pour bien juger l'esprit et les tendances de cette Chambre si indignement calomniée, il aurait fallu assister aux réunions des bureaux, à celles des commissions.

Là, en dehors des excitations factices et des calculs sur les effets à produire vis-à-vis du public, on aurait vu des hommes cherchant la vérité, écoutant en silence les opinions contraires, polis, bienveillants dans leurs rapports entre eux, en un mot absolument et diamétralement l'opposé des types inventés par l'illustre Basile signalé ci-dessus.

Messieurs les Electeurs, depuis quarante six ans mes opinions sont connues dans la Gironde : en 1839, elles ont été imprimées ; depuis, j'ai publié un grand nombre de circulaires, de brochures, etc.... et cela dans les moments où les esprits étaient le plus surexcités :

-en 1842, lors des émeutes au sujet du recensement ;

-en mars 1848, quelques jours après la proclamation de la République ;

-en 1852, à la suite du coup d'État.

Or, s'il se trouvait un lecteur intrépide, aimant à suivre à de longs intervalles la pensée d'un homme indépendant, j'ose affirmer qu'il reconnaîtrait que j'ai toujours été conséquent avec moi-même et me suis constamment montré un libéral sincère, un juste milieu, un modéré, un enragé de modéré.

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Eh bien ! Messieurs, ce modéré, cet enragé de modéré, vous déclare que les gens honnêtes qui persistent à voir dans la Chambre une réunion de novateurs dangereux sont dupes de la plus étrange erreur !

Si l'on voulait résumer en peu de mots les tendances de la majorité, il faudrait bien plutôt dire que si elle est accessible à toutes les idées de progrès, elle entend ne transformer en lois que celles de ces idées qui, après avoir été soumises aux débats contradictoires de l'opinion publique, auront été adoptées par cette même opinion.

Après tout, elle ne s'est jamais trouvée en présence d'un ministère homogène, possédant avec la responsabilité l'entière liberté de ses actes.

De plus, ce n'est point elle qui a renversé M. Dufaure, car M. Dufaure a eu une très forte majorité dans la loi de la collation des grades, et c'est après avoir été battu au Sénat sur cette question d'abord et sur une seconde quelques mois après, que ce ministre s'est retiré.

M. Dufaure, en effet, quoique personnellement fort religieux, n'a pas paru disposé à seconder les prétentions du clergé, lequel ne tend à rien moins qu'à devenir un État dans l'État.

Ceci à suffi pour préparer la disgrâce de l'ancien garde des sceaux.

Mais il importe surtout de mettre en lumière le fait qui à occasionné la chute de M. Jules Simon.

Un journal clérical, la Défense, avait prévenu M. le Président du Conseil que s'il ne s'opposait pas au blâme que la Chambre se préparait à émettre contre les agissements du clergé au sujet de la question romaine, il serait renvoyé.

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Cette menace inouïe de la part d'un journal auquel la Constitution n'a probablement pas entendu confier une partie du pouvoir exécutif, ne put qu'étonner et scandaliser.

Mais ce qu'il y eut de plus grave encore, c'est que l'effet suivit de près la menace.

Or, pour bien juger l'importance de cette affaire, il faut se rappeler que la France a rétabli de vive force en 1849 le pouvoir temporel, et occupé Rome pendant vingt et un ans.

Il est donc bien naturel que les Italiens soient alarmés lorsqu'ils voient le parti clérical s'agiter de nouveau chez nous.

Les Italiens peuvent ignorer à quel point la France libérale leur est sympathique. Ils ne savent pas assez combien fut grand, en 1859, l'enthousiasme de Paris lorsque Napoléon III partit pour aller mettre à exécution cette partie de son programme: L'Italie libre des Alpes à l'Adriatique.

Il leur est, dans tous les cas, difficile de comprendre comment un tel programme a abouti à priver pendant dix ans encore les Romains de leur liberté. Et ils en concluent que le parti clérical est bien fort, puisqu'il a conduit un gouvernement à de telles inconséquences.

Eh bien ! à cet égard, les alarmes des Italiens ne sont pas fondées, je le crois, du moins.

Le parti clérical ne souhaite point la guerre étrangère ; ce qu'il veut, c'est mettre en pratique un plan prôné par lui il y a vingt huit ans, et qui se résumait en trois mots Expédition romaine à l'intérieur.

Voilà où nous en sommes.

En 1849, j'ai signalé avec conviction, au sein de la réunion électorale Duffour-Dubergier, l'inconséquence dans laquelle on tombait en envoyant à Rome le drapeau tricolore, le drapeau de la Révolution, pour imposer aux Italiens les abus que l'on avait détruits en France.

Nous sommes emparés d'Avignon, qui était au pape ; nous avons supprimé avec violence les couvents, et nous allons forcer par le fer et le feu les Romains à subir les couvents et à se soumettre au pape !!

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Un peuple, je le demande, a-t-il jamais commis une iniquité pareille ?...

Mais, médecin de malheur, commence donc par te guérir toi-même rends Vaucluse au pape et repeuple les couvents !!!!

Hélas ! depuis lors, cette seconde partie du programme n'a été que trop largement remplie.

Il ne nous reste plus qu'à mettre à exécution la première : rendons Avignon au saint siège ! ... ce qui aurait au moins un côté piquant, qui serait de faire de M. Naquet un sujet papelin !!!

Au reste, je ne puis, à l'occasion de ce pouvoir temporel qui, depuis onze cents ans, a été si souvent un sujet de guerre et de discorde pour l'Italie, m'empêcher de faire un rapprochement singulier.

On parle de droit divin. Eh bien ! le droit divin tel que la loi salique et l'hérédité monarchique l'ont créé en France, n'a rien à voir ici, puisque Pépin le Bref et Charlemagne, son fils, qui ont fondé, par leurs donations, la puissance temporelle du pape, étaient des usurpateurs qui avaient renvoyé, combattu et persécuté les rois mérovingiens.

De même, au point de vue du droit divin, Napoléon 1er fut un usurpateur. Or, Napoléon a dépouillé le pape, l'a gardé prisonnier, et Rome fut un département français, que notre ancien Préfet, M. de Tournon, a longtemps administré.

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En outre, Napoléon III, en chassant les Autrichiens de l'Italie, a dû amener fatalement la chute du pouvoir temporel ; ce résultat ne faisait doute pour personne en 1860.

De sorte que le saint-siège peut dire en toute vérité: « Des usurpateurs avaient fondé ma puissance ; des usurpateurs l'ont détruite , que les, usurpateurs soient... » Ici, je laisse à chacun le soin d'achever l'invocation selon ses préférences.

Mais revenons à la question des couvents.

Je disais qu'ils s'étaient multipliés depuis trente ans, dans une proportion désordonnée.

Dans la Gironde, par exemple (l'Annuaire:de 1877 en fait foi), nous en comptons 62, ayant 310 succursales: Jamais, à aucune époque, depuis saint Paulin, on approché d'un pareil chiffre.

Certes, il serait bien injuste de nier les. bonnes intentions du plus grand nombre des religieux et religieuses qui les composent, encore plus de méconnaître certains services rendus. Mais là n'est pas la question.

Il s'agit de savoir s'il est utile de développer à ce point et la vie monastique et le célibat considéré comme institution.

L'Italie et l'Espagne ont usé et abusé des couvents. Qu'en est-il résulté ?

Ces riches pays sont tombés, pour l'industrie, pour l'agriculture, pour la civilisation, pour la sécurité des grands chemins, au-dessous du reste de I'Europe.

Les brigands ornés de scapulaires et de chapelets détroussent les voyageurs au tournant des chemins !

Donc la foi sans l'instruction ne suffit pas.

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Il faut le travail, la famille la propriété.

Or, d'un bout de la France à l'autre, ces nouvelles couches, que vous accusez, ne font autre chose que fonder des familles, défricher des terres laborieusement acquises, fournir des soldats.

Voilà la démocratie moderne, celle sur laquelle repose la richesse de la France !

Ah ! si le clergé séculier le voulait, son concours serait bien utile à cette Société nouvelle, et, j'ajoute, serait dans l'ordre, car les Droits de l'homme ce catéchisme de la Révolution se rapprochent à se confondre du christianisme primitif.

Malheureusement, il en est du christianisme, primitif comme de l'amour platonique il ne convient pas à tous les tempéraments.

Et l'on est forcé de reconnaître que le besoin de domination l'emporte de beaucoup aujourd'hui dans le clergé sur les sentiments d'abnégation et de charité fraternelle.

 Après tout, je puis me tromper : car si les meneurs sont ambitieux, les vrais bons prêtres selon la loi du Christ sont en nombre.

Or, ceux-ci remarqueront peut-être que l'immixtion de la religion aux choses de la politique à toujours été funeste. Ainsi, sous la Restauration, le pouvoir favorisait le clergé, mais l'impiété était â la mode.

Sous le gouvernement de Juillet au contraire, les prêtres ayant été tenus à l'écart, devinrent populaires.

En 1848, on les priait de bénir les arbres de liberté.

Dans ce moment, s'ils ont plus de puissance, ils ont certainement beaucoup plus d'adversaires.

Si les bons prêtres pouvaient faire des réflexions semblables et modérer ceux qui les compromettent, ils rendraient un vrai service à la paix publique.

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Maintenant, Messieurs les Électeurs, je reviens aux comparaisons dont je vous ai parlé en commençant entre les opinions de la majorité de la Chambre et celles qui ont eu cours a d'autres époques.

La Chambre des députés, sous le gouvernement de Juillet, avait adopté la loi du divorce, qui fut repoussée par la Chambre des pairs.

La Belgique â promulgué une loi semblable, et il est à remarquer qu'il y a à Bruxelles moins de divorcés en proportion que de séparations en France.

Eh bien ! une commission composée de membres de la gauche à Versailles a déposé, il y a plus de deux mois, un rapport qui repousse une proposition semblable.

Sous le gouvernement de Juillet, l'abbé Châtel avait ouvert une église où il disait la messe en français, où il parlait quand et comme il voulait. Il avait un très grand nombre d'adhérents.

On le laissait faire, en toute liberté.

Les saint-simoniens prêchaient une religion nouvelle, se promenaient dans les rues avec le costume des prêtres de leur Dieu, proclamaient la femme libre, etc. On ne les inquiétait pas.

M. Jules Simon, le ministre de la majorité actuelle, n'a accordé à M. Loyson, prêtre marié, l'autorisation de faire quelques conférences qu'avec, diverses conditions restrictives.

Sous le gouvernement de Juillet, M. Dupin, homme des plus importants alors, a soutenu à la tribune que les prêtres avaient pleinement le droit de se marier, et a proclamé la loi athée, c'est-à-dire indifférente à toute religion, etc., etc.

Je n'en finirais pas, Messieurs, si je relevais ici toutes les exagérations qui ont été dites ou imprimées à cette époque.

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Et quand on vient nous assurer que nous sommes des novateurs, je réponds qu'on a oublié ou ignoré ce qui a été cent fois répété avant nous.

Je veux ajouter un détail encore, c'est celui-ci : cette démocratie turbulente, qui a besoin, assure-t-on, qu'on la sauve d'elle-même, compte en grand nombre des hommes qui possèdent plusieurs millions !...

Vous me croyez riche, Messieurs, et je le suis effectivement si je calcule ma fortune d'après le chiffre des impôts que je paie. Eh bien ! je vous l'avoue en toute humilité, auprès de ces démagogues parisiens, je me trouve un bien modeste capitaliste.

La vérité, la voici : cette démocratie active et laborieuse fait sortir de terre comme par enchantement des millionnaires à la dizaine. Aussi, lorsque l'on voit des hommes, qui ont dissipé tout ou partie de leur fortune par incurie ou par ostentation, venir s'imposer à ceux-ci pour les diriger dans la voie des affaires, on peut en gémir au moment même, mais on peut espérer de sourire un jour !...

Un dernier mot, Messieurs, au sujet des élections. Vous aurez compris, je l'espère, quelle a été la pensée de la Chambre lors de la vérification des pouvoirs :

Elle a voulu frapper d'une réprobation méritée la candidature officielle.

Les dix-huit invalidations qu'elle a prononcées n'ont pas eu d'autre but que celui de faire triompher cette vérité élémentaire qui cherche à établir que la mission sérieuse des représentants des populations consiste à contrôler les actes de l'administration. 

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Or, si l'administration prend la peine de désigner d'avance les contrôleurs, mieux vaut pour les électeurs ne pas prendre à leur tour, la peine de se déranger pour aller voter.

C'est, il faut le proclamer bien haut, l'A B C du régime représentatif.

S'il a pu y avoir quelques doutes à cet égard, c'est parce que Ie pouvoir avait autrefois une origine tout autre que celle de l'élection.

Mais aujourd'hui le principe de la souveraineté du peuple étant admis sans conteste, les agents du pouvoir, payés par nous tous, sont nos propres agents ; ils n'ont pas plus le droit de marquer une préférence, si ce n'est en tant que simples citoyens, qu'un juge n'à le droit de dire par avance à l'un des plaideurs « C'est vous qui avez raison. »

Sinon vous abaissez et humiliez les fonctionnaires au point de les réduire à l'état de machines qui reçoivent une impulsion et n'ont pas le droit de penser.

J'ai cru devoir vous présenter ces observations, afin de vous prémunir contre certaines tendances.

On nous a, en effet, menacés de fonctionnaires à poigne. Mais, Messieurs, le mot est aussi barbare que la chose contraire au droit et au bon sens.

Les contrôleurs sont nommés pour contrôler ; ils doivent donc être choisis librement par les intéressés : cela est clair comme la lumière du jour.

M. de Broglie, sous l'Empire, a mis une grande ardeur à propager cette vérité.

J'espère que vous l'aurez saisie et qu'au besoin, vous saurez le prouver contre lui.

 

 

 

Table des matières.

 

Réalisée le 10 septembre  2005  André Cochet
Mise sur le Web le  septembre  2005

Christian Flages