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Recueil      
  des      
    Brochures et écrits 
     

publiés

 
   

depuis 1839 jusqu'à ce jour  (1880.)

   

Henry de Lur-Saluces.

Dates.

Titre. Pages.

27 août 1874

Circulaire 

274/289

 adressée aux électeurs du canton de Podensac.

 

Bordeaux, 5 octobre 1880

 

A six ans d'intervalle, je relis cette lettre.

Elle me semble inattaquable sous le rapport de la logique.

Elle me valut de MM. Thiers, Casimir Périer et autres, des lettres précieuses à tous égards, qui me prouvèrent que j'avais bien jugé la situation.

En la publiant à nouveau, je dois compléter les explications déjà données au sujet de mon retour à la vie publique.

J'ai encore, il est vrai, les maux de tête dont je me plaignais en 1874 ; mais ma retraite avait un autre motif. Le voici :

J'avais vu après le 24 Mai beaucoup de libéraux tourner au césarisme.

Les hommes qui avaient applaudi 89 et fait la révolution de 1830, devenus absolutistes, me paraissaient en contradiction flagrante avec eux-mêmes.

Mais j'avoue que je ne voyais pas en quoi ma présence au Conseil général pouvait empêcher ce que je déplorais ...

En ma qualité d'homme modéré, je me trouvais donc depuis quarante quatre ans entre le marteau et l'enclume, le tout sans profit pour la chose publique.

Né en 1808, je me suis cru en droit de prendre du repos.

Plus tard, mes amis politiques en ont jugé autrement, et me voici de nouveau entre toutes les enclumes et tous les marteaux de la controverse.

 

Henry de Lur Saluces.

 

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Messieurs,

Le mandat que vous m'avez confié expire bientôt. Je crois devoir vous faire connaître le motif qui m'empêche de venir à nouveau solliciter vos suffrages.

La loi de 1874 sur les Conseils généraux est appelée sans aucun doute à rendre de grands service au pays et à transformer l'administration souvent arbitraire de MM. les préfets, en une administration vraiment libérale, reposant sur les droits, les intérêts et les aspirations des citoyens.

Mais cette loi, en étendant dans une forte mesure le pouvoir des conseillers généraux, a nécessairement doublé leur travail et leur part de responsabilité.

Pour ce qui me concerne, prédisposé, ainsi que je le suis depuis longtemps, à de violents maux de tête, j'ai acquis à diverses reprises la triste certitude que je ne parvenais à remplir que très imparfaitement la mission qui m'était confiée.

Depuis quarante neuf ans, et après quelques années passées dans l'armée, j'ai successivement, comme maire de Cazelles, conseiller municipal de Bordeaux, de Fargues, de Preignac, commandant l'artillerie de la garde nationale ; conseiller général, etc., fait preuve de constante bonne volonté.

Si je rappelle mes services, ce n'est certes pas à cause de leur importance, ils n'en ont, aucune, mais bien pour constater leur durée, et afin de me servir de cette durée comme d'un argument décisif vis-à-vis de ceux de mes amis qui blâment mes projets de retraite.

Maintenant, en prenant congé de vous et en vous exprimant mes regrets, je vous prie de permettre que je reporte vos souvenirs en arrière et que je me félicite avec vous des progrès accomplis par l'esprit public dans notre canton.

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Il y a quelques années, en effet, des colères, sans cause sérieuse, divisaient les communes entre elles et avaient souvent occasionné des rixes sanglantes.

Aujourd'hui, ces haines sont si bien effacées, qu'elles peuvent être considérées comme passées à l'état d'un mauvais rêve dont on ne saurait craindre le retour. Si je pouvais être certain que mes constants efforts ont contribué, ne serait-ce que pour une part minime, à obtenir ce résultat, j'en éprouverais une satisfaction infinie.

Mais le souvenir de ces divisions évanouies appelle naturellement la pensée sur les questions qui, elles, au contraire, divisent dans ce moment les meilleurs esprits : j'ai indiqué les questions politiques.

Or, vous m'avez pendant trop longtemps accordé votre confiance pour que je ne croie pas utile de vous dire quelles sont sous ce rapport les opinions qui, selon moi, doivent assurer l'harmonie, non seulement dans le canton mais dans la France entière.

Et d'abord, il n'est pas exact de prétendre que les conseillers généraux soient étrangers à la politique, puisque la loi du 15 février 1872 leur impose le devoir dans le cas où un acte de violence viendrait à disperser l'Assemblée nationale, de nommer deux délégués qui réunis sur un point quelconque du territoire aux débris de l'Assemblée, seraient appelés à former une Assemblée nouvelle, chargée de prendre toute mesure souveraine nécessaire au salut public, pendant que chaque Conseil général pourvoirait d'urgence au maintien de l'ordre et des lois dans le département.

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Cela est de la politique au premier chef. Vous agirez donc sagement, à l'avenir en demandant à ceux qui voudront devenir vos mandataires de vous faire connaître clairement leurs opinions.

En 1874, je vous disais : « Ou nous aurons une république régulière et libre, ou nous serons fatalement voués à la dictature» .

Ce dilemme est aujourd'hui passé à l'état d'axiome. On ne le conteste plus.

Dès lors, je me demande comment il peut se faire qu'un si grand nombre d'esprits éclairés, de patriotes sincères, qui au fond de leur âme ont horreur de l'absolutisme, soient, à cause de l'aversion que leur inspire le mot seul de République, ses adversaires aujourd'hui aussi résolument qu'ils le furent jamais.

C'est sans doute parce que beaucoup croient cette forme de gouvernement impuissante à faire régner l'ordre ; c'est peut-être aussi parce qu'ils n'admettent que pour les besoins de la polémique le fameux dilemme, et qu'au fond ils espèrent voir le pays revenir à la monarchie constitutionnelle.

Cette erreur, si elle existe, demande à être combattue ; car elle pourrait nous conduire, non vers un régime libre, mais vers celui où les décrets remplacent les lois.

Et d'abord, l'erreur principale consiste à penser que si l'on était d'accord pour le choix du monarque, la monarchie serait faite.

Cette difficulté est la moindre.

L'obstacle principal, l'obstacle insurmontable, la cause qui a produit la révolution de 1830, comme celle de 1848 ; la cause qui, le cas échéant, amènerait une révolution nouvelle, c'est uniquement l'aversion qu'éprouvent les Français, sans exception, pour une hiérarchie sociale quelconque.

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Or, sans hiérarchie point de monarchie tempérée, régulière et libre.

Le cens électoral, pendant le temps où il été accepté par l'opinion publique, a seul servi d'appui à la royauté constitutionnelle ; et, effectivement, pour la renverser, c'est contre lui qu'ont été tournés tous les efforts.

Pendant dix huit ans, le principal organe du parti légitimiste, la Gazette de France, avec plus d'habileté, il est vrai, contre le gouvernement de Juillet, que de logique monarchique, a attaqué le privilège censitaire, a exalté le suffrage universel.

Exalté n'est même pas assez dire : on pourrait lui concéder le mérite de l'invention, puisque le parti libéral avancé ne demandait alors que l'extension du suffrage.

De sorte que, lorsque le suffrage universel fut proclamé, en 1848, par le parti républicain, si celui-ci a eu des droits à se dire son père, la maternité de la Gazette de France ne saurait être contestée.

Et c'est même peut-être cette naissance hybride qui est la cause des variations constantes de ce malheureux suffrage universel, dont la logique jusqu'à présent a été fort incomplète.

Quoi qu'il en soit, ce qui est certain et absolument certain, c'est qu'il est devenu la loi du pays, et qu'il a été, en outre, consacré par les hommages que tous les partis sont successivement venus lui rendre au moment il est vrai où ils ont cru pouvoir se servir de lui.

Ceci posé, je soutiens que la prétention de fonder une monarchie sur cette base est la même que celle dont ferait preuve un architecte qui, possédant des fondations et une clef de voûte prétendrait soutenir cette clef de voûte en l'air sans assises intermédiaires !

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Mais laissons là les comparaisons, et écoutons les vrais oracles, ces hommes qui ont été célèbres par leurs talents, qui l'on été bien plus par leur honnêteté politique et la droiture de leur caractère.

Le vicomte Lainé, ancien ministre du roi Louis XVIII, faisait retentir, il y a quarante quatre ans, la tribune de la Chambre des pairs de cette exclamation prophétique " Les rois s'en vont !"

A la même époque Royer-Collard, partisan dévoué des Bourbons pendant leur exil, l'élu favori du suffrage restreint s'écriait à son tour "la démocratie coule à pleins bords !"

Comment alors ne pas être surpris, lorsqu'on voit un demi-siècle plus tard, des hommes intelligents se refuser à organiser en France un pouvoir exécutif pour remplacer les rois partis et organiser cette démocratie, qui a si bien coulé à plein bords qu'elle est devenue aujourd'hui la nation entière ?

Sans doute, beaucoup de ceux qui ont cru à l'excellence de la monarchie constitutionnelle ne peuvent se décider à concourir à la fondation d'un autre régime ?

 Peut-être aussi ne se rendent-ils pas assez compte qu'entre, une monarchie élective où fut appelé un prince

-qui avait servi, dans sa jeunesse, la cause de la Révolution ;

-qui avait confié à l'université l'éducation de ses enfants, afin qu'ils fusse imbus de l' esprit moderne ;

-qui avait été présenté au peuple de Paris par le plus illustre des vétérans de la Révolution comme étant la meilleure des républiques ; dont le fils aîné, jeune prince accompli, était mort en recommandant que le comte de Paris devint un défenseur passionné, exclusif, de la France et de la Révolution ; 

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-qui avait déchiré les traités de 1815, secondé la révolte des Belges, pris Anvers, et contribué à établir en Belgique une monarchie révolutionnaire ;

-qui, en 1841, au moment où une guerre générale paraissait imminente, avait, lors d'une visite au lycée de Versailles, adressé des paroles patriotiques aux jeunes gens et chanté avec eux la Marseillaise ; prince intelligent, sage, modéré, mais révolutionnaire, après tout ; qu'entre ce prince, disons-nous, sa dynastie, et la république telle que la veulent tant d'honnêtes gens en France, la différence n'est pas grande, et que cette différence, si on voulait l'examiner de sang froid, se réduirait à une question de mots, et les difficultés à des questions d'amour propre et à des rivalités de personnes.

Ce sont ces considérations qu'il faudrait peser, au lieu de laisser la France dans un provisoire indéfini qui la décourage et l'énerve.

Je sais bien que l'on répète à satiété que la République conservatrice est impossible ; pour le prouver on donne l'épithète de radical aux hommes les plus modérés.

Ces exagérations devraient à elles seules éclairer les esprits impartiaux et leur faire comprendre que la vérité ne peut se trouver là où l'esprit de parti domine.

Au reste, comme je voudrais être clair et que j'ai l'aversion de ce qui est vague et indéterminé, je vais par un exemple chercher à faire saisir ma pensée.

Depuis quelques mois vous avez nommé deux nouveaux députés, M.M. Dupouy et Roudier, lesquels ont été combattus comme s'ils eussent été des hommes de désordre, des radicaux selon l'ancienne acception du mot, des démagogues.

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Or, membre avec eux depuis 1871 de la Commission départementale, j'ai pu, pendant le cours de nombreuses séances, les bien connaître et les apprécier.

Eh bien ! je le déclare : vouloir transformer ces honorables citoyens en ennemis de la famille, de la religion, de la propriété, c'est tomber dans un excès qui serait risible, s'il était permis de rire en pareille matière.

Mais, me dira-t-on, ils font partie de la gauche de l'Assemblée...

Qu'est ce que cela prouve, si ce n'est, peut-être, que la gauche n'est nullement animée des passions anarchiques qu'on lui attribue ?

Mais, si la gauche est aussi modérée que vous le supposez, que deviennent nos colères ? que deviennent les périls sociaux ?

Eh ! mon Dieu, les premières se calmeront, il faut l'espérer. Quant aux autres, ils s'évanouiront d'autant plus facilement qu'ils étaient imaginaires !..

Comment ! les périls sociaux ne sont pas imminents ? la terre de France ne tremble pas ? les volcans ne sont pas prêts à nous engloutir ?

Non, très heureusement non ; et la sécurité des citoyens, le respect de la propriété sont plus assurés en France que dans aucun pays de l'Europe.

Toutefois, nous courons un grand péril, et ce péril le voici :

Les Français, depuis des siècles, ont contracté l'habitude d'être menés, d'être conduits ; pourvu qu'ils aient la faculté de critiquer, de chansonner, de changer de temps en temps ceux qui les guident, ils se tiennent pour satisfaits, ou peu s'en faut, et ne veulent surtout pas prendre la peine de se gouverner eux-mêmes.

Cependant, au fond de leur âme, ils conservent tous les nobles instincts qui constituent l'homme libre ; de sorte que, lorsque les circonstances les ont remis en possession d'eux-mêmes, ils acclament la liberté avec un enthousiasme sincère. 

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Mais aussitôt, en gens inexpérimentés, ils en abusent, et, furieux de leurs mécomptes, ils courent bientôt vers un joug nouveau, avec plus d'ardeur encore qu 'ils n'en ont mis à ressaisir leur indépendance.

 Le danger, le voilà... Il est en face de nous dans ce moment même, et les premiers symptômes de la fièvre antilibérale se montrent sous divers aspects aux moins clairvoyants.

C'est aux libéraux obstinés et convaincus à résister a cette phase nouvelle vers laquelle nous entraîne la mobilité française.

Les électeurs de Podensac n'ont, pour ce qui les concerne, qu'à rester dans la voie où ils sont depuis longtemps. Et s'ils avaient la tentation d'en. suivre une autre, qu'ils veuillent bien se souvenir que l'illustre écrivain qui est la gloire et l'honneur de nos contrées ; celui qui, selon une expression heureuse et vraie, a retrouvé les titres du genre humain, en a, en outre, analysé l'esprit et déduit les conséquences ; que le grand Montesquieu, en un mot, a prouvé mathématiquement, on peut le dire, qu'avec la liberté un peuple grandit, s'enrichit et s'honore ; qu'il dépérit, se ruine et tombe dans le mépris, lorsqu'il s'abandonne au pouvoir d'un seul.

Si ces résultats étaient immédiats, les peuples n'hésiteraient point ; mais ces résultats sont infaillibles, et l'histoire, dont l'étude est, hélas ! trop négligée par ceux qui s'occupent de politique, le prouve surabondamment.

Je sais bien que Montesquieu ne cachait pas ses préférences pour la monarchie tempérée, et je sais aussi que la mobilité de la démocratie lui inspirait des craintes légitimes.

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Mais, s'il pouvait être consulté aujourd'hui, et qu'il eût à décider entre les monarchies d'origine diverse qui, depuis 1814, ont constitué plus de cent ministères, lesquels ont nécessairement apporté dans la marche de l'administration des variations continues, et un autre régime qui consisterait à remettre pendant cinq ans le pouvoir exécutif aux mains d'un chef élu, qui, lui, probablement, suivrait sa propre ligne pendant la durée de son mandat ; si, dis-je, Montesquieu avait à choisir, il est certain que la logique le porterait à adopter ce dernier mode ; car depuis soixante ans nous n'aurions eu que douze ministères, ce qui aurait constitué une stabilité au moins huit fois plus grande.

Mais dira-t-on, la France ne peut pas être seule en République, alors que tous les grands États de l'Europe ont contre nous l'avantage de l'unité monarchique !

Cette objection, la plus grave de toutes, perd cependant de sa force, si on l'examine avec l'attention qu'elle mérite.

Et, en effet, lorsque le vicomte Lainé, et Royer-Collard s'exprimaient ainsi que je l'ai rappelé, les divers États de l'Europe étaient soumis à des princes absolus.

Aujourd'hui, l'Autriche, l'Allemagne, l'Italie ont des Assemblées élues qui font des lois pour les peuples, en attendant qu'elles en dictent, aux souverains eux mêmes…

C'est au nom du principe de la souveraineté du peuple que deux de ces États viennent d'être agrandis.

Laissons la semence produire ses fruits ; et si nous avons la sagesse de développer chez nous ; dans le travail et la paix, ce qu'il y a d'équitable, d'honnête et de vrai dans les principes de la Révolution française, nous serons avant vingt ans enviés de l'Europe, qui, elle, de son côté, sera dans les agitations de la transformation qui l'attend.

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Le Moment présent est cruel pour nous cela est vrai ; nous avons été vaincus, rançonnés, amputés ; mais cependant nous sommes encore pleins de vie ; et si, sans nous laisser aller à des récriminations superflues, nous voulons examiner ce que nous devons faire pour nous mettre à l'abri de malheurs nouveaux et effacer le souvenir de ceux qui nous ont frappés, nous le pouvons.

Mais, pour cela, il faut savoir mettre sous les pieds quelques chimères.

Ainsi, des esprits distingués, et sous d'autres points fort sages, ont cru que l'époque des grandes guerres était passée, ils ont cru que la raison du plus fort, la force prime le droit étaient des vieilleries usées que nul homme intelligent n'oserait soutenir et défendre dans un temps qui s'était appelé lui même le siècle des lumières.

Eh bien ! ils se sont trompés, et leur erreur, il faut le dire, a été presque générale !

Et c'est ainsi que le noble métier des armes, celui qui demande le plus de dévouement et d'abnégation était placé dans l'opinion publique au troisième, quatrième et dernier rang !

Or, les Français doivent se convaincre d'une chose :

C'est que, si riches qu'ils soient, ils sont hors d'état de payer avec de l'argent seulement une bonne et solide armée ; il faut une autre monnaie que celle qui se frappe à la Banque ou dans nos établissements publics: il faut l'estime et la considération de tous.

Point d'argent, point de Suisses ! disait-on autrefois ; point de monnaie d'honneur, point de bons soldats doit-on répéter aujourd'hui.

Il faut, à cet égard, que l'opinion publique s'amende.

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Lorsqu'il sera bien entré dans le tête de cette grande famille française, où chacun travaille et à le désir très légitime de conserver ce qu'il a acquis, que ses premiers et ses plus rudes travailleurs sont ceux qui d'un bout de l'année à l'autre s'exercent afin de mettre leur intelligence, leur santé, leur force, dans les meilleures conditions possibles, pour être ensuite le mieux en mesure de protéger l'indépendance, la fortune, la vie de tous ; le jour où cette idée si simple et si vraie sera admise, ce jour là, les trois quarts de nos maux seront réparés, ou en voie de l'être ; et pourvu qu'on ait en même temps la sagesse de laisser aux vieux généraux que l'armée honore, le soin de préparer et de faire adopter les mesures nécessaires afin de faire revivre l'esprit de corps et la camaraderie, forces morales immenses, la fixité des règlements et des uniformes, force non moins grande et absolument négligée ; lorsque nous en serons là, dis-je, les travailleurs paisibles pourront dormir en paix sans avoir à donner, par l'impôt, leurs épargnes à l'étranger ; et les ennemis de la France feront sagement de ne lui point chercher querelle.

Mais, après tout, et quelque cruels qu'aient été nos malheurs, si nous nous plaçons par la pensée en dehors des émotions du moment, nous pourrions peut-être demander aux pessimistes un peu de modération dans la manière d'apprécier la situation de la France.

En effet, dans ce pays, encore sous l'impression de nos récents désastres, nous voyons ces vaillants ouvriers des champs concentrer leurs efforts, aspirer de toute l'ardeur de leur volonté et comme couronnement de leur laborieuse vie, à acquérir et posséder une parcelle du sol national ; tandis que nos vainqueurs, au contraire, fuient avec enthousiasme la patrie triomphante, et ne semblent respirer à l'aise que quand ils ont mis l'océan entre eux et leur gouvernement paternel !

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Certes, il y a dans ce seul rapprochement, et pour ceux qui croient à l'excellence de la force comme unique moyen de conduire les hommes, matière à de graves et utiles réflexions.

Voilà, Messieurs, une bien longue lettre ; mes précédents écrits vous avaient déjà, il est vrai, fait connaître mon infirmité ; je ne sais pas être bref, mais enfin cette circulaire est la dernière, et vous voudrez, je l'espère, vous montrer indulgents. Je vous demande même de me permettre d'ajouter quelques lignes, dans un intérêt cette fois uniquement personnel.

Je veux répondre à d'injustes attaques.

On m'a en quelque sorte dénié le droit qu'ont tous les Français d'avoir une opinion, et, dans un temps où la noblesse n'a aucun privilège, on a semblé prétendre qu'un gentilhomme n'avait pas son libre arbitre et était privé de la faculté de juger les évènements selon son bon sens et sa raison.

Il y a longtemps que je suis en révolte contre une prétention pareille ; je vais même plus loin, et je soutiens que la voie dans laquelle je suis entré sera suivie plus tard par ceux qui conserveront les sentiments traditionnels de dévouement au pays, patrimoine très ancien et très glorieux de la noblesse française.

Examinons les faits.

Il y a eu en France, depuis quatre vingt cinq ans, des changements tels, et la société nouvelle repose sur des bases si différentes de celles du passé, que les obligations sont devenues tout autres, et que dès lors on peut, par une soumission aveugle à des formules admises, arriver à un résultat absolument contraire à celui que l'on se fait un devoir d'atteindre.

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Ainsi, lorsque la royauté, après avoir écrasé le régime féodal, a régné sans conteste sur la France entière ; lorsqu'elle a pu dire avec vérité : « L'État, c'est moi » ; lorsque la patrie et le roi ont été une seule et même chose, oui, certes, la noblesse a fait oeuvre patriotique en élevant le dévouement au roi à la hauteur d'un dogme.

Mais, lorsque notre génération est née, une rupture violente avait déjà eu lieu entre la royauté et la patrie.

Vainement le très sage roi Louis XVIII a-t-il fait ce qu'il a pu pour renouer la chaîne des temps, selon sa propre expression, pour réconcilier l'ancien et le nouveau régime.

Efforts superflus ! l'antipathie s'est trouvée telle, que cette France nouvelle, issue de la Révolution, n'a pas même voulu accepter la royauté dégagée des abus anciens.

Certes, il eût été préférable, à tous égards, que la maison de France, qui a joué un si grand rôle dans l'histoire de notre pays et dans celle du monde ; qui a par un travail séculaire, préparé l'avènement de la démocratie en supprimant toute autorité placée entre le peuple et le roi, eût dirigé les progrès successifs accomplis par la société moderne.

Bien des malheurs auraient été évités, si des philanthropes comme Turgot et Malesherbes avaient pu, sous les auspices de la royauté, réformer le vieux monde. Il est probable que dans ce cas, l'humanité eût fait des progrès que nous attendrons longtemps encore.

Mais, en vérité, là n'est pas la question ; nous ne pouvons empêcher que la rupture n'ait été définitive.

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Or, si 1'on a la conviction que cette rupture est définitive ; si on base cette conviction sur l'ensemble de l'histoire de France ; si on a consigné dans un écrit publié, il y a plus de trente ans, les causes qui rendent cette conclusion certaine ; si on n'a ni hésitation ni doute, je demande quelle ligne devait suivre, dans ce cas, un homme animé d'un profond respect pour la maison de Bourbon, mais animé en même temps d'un patriotisme sincère ?

Je soutiens que cette ligne n'était autre que celle que j'ai suivie.

Et, en effet, que peut-il arriver dans la voie contraire ?

Certes, je rends pleine justice aux intentions des royalistes. Je sais que, dans le retour du Roi, ils ne voient autre chose que le gouvernement stable qu'ils en attendent ; je sais qu'ils n'aspirent en aucune façon au rétablissement de privilèges qui n'ont plus leur raison d'être ; je sais que la plupart d'entre eux ne demandent qu'à vivre en paix et n'attendent ni faveurs ni places du gouvernement, quel qu'il soit.

Tout cela est vrai, sans doute ; mais, en même temps, les royalistes veulent une chose impossible : ils veulent que la France nouvelle ;

que ceux qui ont servi avec éclat la cause de la Révolution ; que ceux qui se sont élevés, enrichis, illustrés pendant cette période ;

que ceux qui se considèrent comme affranchis par elle ;

que ceux qui croient que les lois civiles promulguées par la Révolution sont la cause principale de la richesse publique ;

que tous ces Français, en un mot, librement consultés, répondent qu'ils se sont trompés depuis quatre vingt cinq ans, et que, pour preuve, ils sont disposés à placer sur le fronton de l'édifice moderne l'étiquette de l'ancien régime !.. je dis que c'est là une erreur colossale, dans laquelle la connaissance seule du coeur humain, à défaut de toute étude historique, devrait empêcher de tomber.

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Donc, les royalistes qui sont des patriotes par excellence, qui tiennent au sol par des racines profondes, qui font grand cas de leur indépendance devraient renoncer à ressusciter des morts glorieux et devraient travailler à fonder en France, le règne des lois sur cette large base de la volonté nationale.

Au reste, je dépasse le but que je m'étais proposé ; mon intention n'était pas de donner des conseils à ceux qui suivent l'inspiration de leur conscience : je voulais seulement constater qu'en travaillant à faire revivre ce que le temps a détruit, on peut nuire à la patrie que l'on aime en augmentant les difficultés déjà grandes qu'éprouve l'établissement d'un régime qui doit clore l'ère de la Révolution.

Je voulais surtout arriver à cette conclusion bien simple : que, jugeant ainsi que je le fais le passé et le présent de notre pays, je n'avais qu'une ligne à suivre, celle que j'ai suivie.

Elle m'était tracée, d'ailleurs, par les sentiments qui sont ceux d'un vrai gentilhomme (gentis homines les hommes de la nation, les hommes voués au service de la patrie).

Si les services rendus n'ont aucun rapport avec la grandeur de l'étymologie, cela importe peu ; nul n'est responsable ni des circonstances au milieu desquelles il s'est trouvé, ni de ses aptitudes ; ce qu'il faut seulement, c'est la bonne volonté ; la mienne a toujours été entière.

Je vous ai dit, il y a quelques années « Tant que j'aurai force et santé, vous pouvez disposer de moi. »

Aujourd'hui, tout travail ardu m'est devenu impossible ; je me retire. Mais ma conscience est en paix, et je n'ai d'autre regret que celui de n'avoir pas été plus utile.

 

 

Table des matières.

 

Réalisée le 10 septembre  2005  André Cochet
Mise sur le Web le  septembre  2005

Christian Flages