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Recueil      
  des      
    Brochures et écrits 
     

publiés

 
   

depuis 1839 jusqu'à ce jour  (1880.)

   

Henry de Lur-Saluces.

Dates.

Titre. Pages.

28 janv. 1876

Circulaire 

290/296

 adressée aux électeurs de la 4ème circonscription de Bordeaux.

 

Mes chers Concitoyens,

Lorsque j'ai adressé aux électeurs de mon canton au mois d'août 1874 une circulaire, je refusais de solliciter un nouveau mandat de six années, et mon intention était de faire place à de plus jeunes que moi.

D'ordinaire, en effet, la plupart des hommes parvenus à mon âge prennent leur retraite, et font sagement ; car il est bien certain que si les années apportent avec elles une expérience utile, elles diminuent les facultés qu'on a pu avoir pour le travail et peuvent paralyser les plus fermes volontés.

C'est là la loi commune ; je la subis comme un autre, plus qu'un autre peut être ; à ceci je ne puis rien, c'est à vous de juger.

Toutefois, depuis le mois de février dernier, des faits décisifs se sont accomplis : une fraction notable du parti libéral, qui est le mien, s'apercevant enfin (mieux vaut tard que jamais) où le conduisait la voie dans laquelle il s'était engagé par suite d'une défiance exagérée du régime républicain, a résolument rompu avec des alliés douteux, et de concert avec les gauches a donné au pays une Constitution républicaine.

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C'est en vertu de cette Constitution que vous êtes appelés à voter, et c'est à cette occasion que plusieurs de mes anciens collègues du Conseil général, ayant la même confiance que moi dans l'excellence des idées libérales, ont cru que je pouvais encore être utile, et m'ont demandé, au nom du Congrès électoral républicain de la 4e circonscription, de me porter dans cette circonscription.

J'ai accepté, voici pourquoi : Et d'abord, pour vous faire bien comprendre ma pensée, je dois vous citer les lignes suivantes écrites par M. de Chateaubriand, en 1831.

Il est toujours utile, lorsque l'on se mêle aux luttes de la politique, de demander des forces et des conseils à ces intelligences d'élite qui se sont toujours maintenues en dehors et au-dessus des partis:

« Nous marchons à une Révolution générale. Si la transformation qui s'opère suit sa pente et ne rencontre aucun obstacle, si la raison populaire continue son développement progressif, si l'éducation morale des classes intermédiaires ne souffre pas d'interruption, les nations se nivellerons dans une égale liberté ; si cette transformation est arrêtée les nations se nivelleront dans un égal despotisme... »

 Eh bien ! les paroles prophétiques du grand écrivain résument parfaitement la situation actuelle de la France.

Il s'agit, en effet, de savoir si, à l'aide d'une Constitution beaucoup plus sage qu'on ne paraît généralement le croire nous allons fonder un régime de libre discussion, ou bien si nous allons de nouveau demander au césarisme un mode de gouvernement qui ne convient qu'aux esprits énervés et aux peuples sur leur déclin.

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Dans ces circonstances, et quelque effort qu'il m'ait fallu faire pour renoncer à ma retraite, je n'hésite pas à répondre à l'appel des amis de la liberté !

De la liberté vraie, celle qui n'est autre que le règne de la loi.

Maintenant, une partie de la tâche que j'entreprends serait accomplie, si je parvenais à vous démontrer une vérité, bien simple, mais qui est cependant déniée par beaucoup d'hommes intelligents; cette vérité, la voici: Une monarchie constitutionnelle qui n’est autre chose, après tout, qu'une sage République ayant un président héréditaire, cette monarchie n'est possible qu'autant, qu'il existe entre le roi et la nation un corps intermédiaire fortement constitué, qui sert de rempart à la royauté. 

Et cela est si vrai, que la révolution de 1848 ne s'est pas faite au cri de « A bas Louis-Philippe ! » mais au cri de : Vive la réforme ! » ce qui voulait dire : A bas le corps électoral.

Or, il est bien certain que ce corps électoral, rempart de la royauté, avait été sapé avec une rare insistance par les gazettes royalistes elles mêmes; de sorte que ce serait le comble de l'inconséquence que de vouloir le rétablir, d'autant plus que l'on trouverait devant soi en 1880 le suffrage universel ayant alors un droit de possession plus que trentenaire.

Les royalistes ont inventé ce suffrage universel en haine de Louis-Philippe ils ont vu voter la Constitution républicaine par l'Assemblée la plus monarchique qui fut jamais; le plus sage assurément, qu'ils me permettent de le dire, serait maintenant de se résigner à l'un et à l'autre sans larmes superflues.

Et cela avec d'autant plus de raison que; s'ils parvenaient à persuader aux électeurs ruraux que la République est impossible, ceux-ci diraient : « Oui, sans doute ; mais alors nous avons notre maître tout trouvé: c'est Napoléon. »

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De même, si les démagogues venaient à agiter le pays, à porter le trouble dans les affaires, les mêmes électeurs ne manqueraient pas de dire encore « Il faut un chef pour rétablir l'ordre, et ce chef c'est l'Empereur."

Je pense donc, sauf meilleur avis, que les légitimistes, les orléanistes et les exagérés feront bien de se rappeler ces paroles de l'Ecriture " La crainte du seigneur est le commencement de la sagesse; » Puis remplaçant le mot Seigneur par celui d'empereur, ils diront : « la crainte de l'Empereur est le commencement de la sagesse !"

En répétant ce verset plusieurs fois par jour, ils parviendront sans doute à se bien pénétrer des avantages que peut retirer un peuple d'une Constitution libre ou la loi seule règne en souveraine, et garantit la nation des folles entreprises où elle peut être entraînée par un intérêt dynastique aveugle, ainsi qu'elle en a fait l'expérience en 1870.

Et si l'on demande la raison de cette confiance des paysans dans l'Empire et dans l'Empereur, la réponse est facile.

 Également soumis à la glèbe au temps des Gaulois, des Romains et des rois de France, la constante sollicitude de ces derniers n'avait encore pu parvenir à les émanciper entièrement au moment où la Révolution éclata.

La Révolution les fit citoyens, Ils sont donc instinctivement les amis de la Révolution. 

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Mais d'un autre côté, cette vie pratique des champs développe le jugement et donne un sens droit aux plus simples ; ils ont donc compris qu'une société où tout le monde commande et où nul ne veut obéir devient promptement l'image du chaos ; dès lors il est tout naturel qu'ils aient fait un demi dieu du grand homme qui rétablit l'ordre, consacra leur affranchissement et, pour un temps du moins couvrit la France de gloire.

De sorte qu'aujourd'hui , le devoir de tous ceux qui ont quelque peu l'intelligence des choses de la politique doit être de chercher à leur faire bien comprendre que cet épisode de dictature et d'empire, n'est, qu'une exception dans les conséquences qui découlent de la Révolution française.

Si cette Révolution, en effet devait avoir pour résultat suprême de nous conduire au césarisme, il faudrait la maudire. Mais tel ne sera pas son sort, ayons-en la ferme confiance ; elle sera bien plutôt le phare lumineux qui éclairera en pleine liberté les progrès de la civilisation future ; et la gloire sans tache de la France, sera encore d'avoir formulé les principes qui deviendront le code des autres nations.

Déjà, sous nos yeux, ce travail s'opère ; de sorte qu'au moment même où une guerre à jamais néfaste a entamé nos frontières matérielles, nous pouvons dire que, dans le domaine des idées, nos frontières morales vont s'étendant chaque jour.

Aussi devons nous répéter avec le duc d'Orléans que la Révolution française est le plus grand événement survenu dans le monde depuis l'établissement du christianisme, dire avec lui que nous devons rester les serviteurs dévoués de la France et de la Révolution.

Ajoutons, pour rassurer les esprits que ce mot seul effraie, que la Révolution est faite en France et faite depuis longtemps ; il ne s'agit plus que de trouver la formule qui doit résumer la Constitution qui lui convient le mieux.

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Je n'hésite pas à dire que la Constitution actuelle peut très bien donner à notre pays le calme, la sécurité et la liberté.

Il suffira de prier MM. les Préfets et MM. les Maires de s'occuper d'administration et non de politique ; et pour obtenir ce résultat sans toucher à la Constitution, il suffira encore de revenir à la loi municipale telle qu'elle avait été votée une première fois par l'Assemblée.

Au reste, ce qui me donne une grande confiance dans l'avenir, c'est que nous connaissons la pensée du Président de la République.

Le maréchal de Mac Mahon parle peu, on ne saurait l'en blâmer ; ce n'est pas, en effet, par une disette de discours que la France périra ; mais, tout en parlant peu, le maréchal a beaucoup dit : il a déclaré qu'il voulait s'appuyer sur les hommes modérés de tous les partis.

Cette déclaration est, à elle seule, le meilleur des programmes ; et en effet, depuis près d'un siècle la France a vu successivement le triomphe des royalistes purs, des constitutionnels, des bonapartistes et des républicains ; l'un de ces quatre partis ne saurait dominer les trois autres qu'en les écrasant.

Une seule issue nous reste : c'est celle qu'a indiquée M. le Maréchal.

Je pense donc que tous les vrais patriotes doivent le seconder sans arrière pensée ; et j'ajoute que si les Assemblées qui vont se réunir, le 8 mars, se trouvent composées en grande majorité d'hommes disposés à entrer dans la même voie, c'est-à-dire, et sur ce point il importe d'être clair, disposés à mettre en pratique le pacte fondamental avec l'intention de l'améliorer en 1880 s'il y a lieu, mais non de le renverser, 

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dans ce cas, dis-je, la paix des esprits et le calme remplaceront les agitations de ces dernières années avec une promptitude telle, que cette promptitude seule prouvera aux plus obstinés que la Constitution républicaine si péniblement enfantée en février dernier, est bien celle qui convenait à la France de 1876.

 

 

   

Table des matières.

 

Réalisée le 10 septembre  2005  André Cochet
Mise sur le Web le  septembre  2005

Christian Flages