Faits mémorables

 

de l'histoire de

 

France. 

L. Michelant. 

Souverain :      Louis XIV.

Année :  1665

 Louis XIV et Molière.

SI la grandeur du siècle de Louis XIV résulte de cette admirable réunion d'hommes de génie qui dans tous les genres produisirent des chefs d'oeuvre, remportèrent tant de nobles succès et élevèrent les sciences et les arts à un degré de splendeur jusqu'alors inouï ; cependant, il faut le reconnaître, c'est principalement la gloire littéraire qui a jeté sur ce beau règne l'éclat le plus vif et le plus durable, c'est par les travaux de l'intelligence surtout que cette époque demeurera la plus brillante de notre histoire.

Alors la langue se forme définitivement ; elle se dégage pour toujours de ces tours recherchés, de cette surabondance d'expressions, de ces formes trop servilement imitées de l'antiquité que lui avaient transmis les studieux efforts du seizième siècle, pour atteindre à cette pureté, à cette précision à la fois simple et élégante, à cette fermeté qui en a fait en Europe une langue universelle, la langue par excellence des fortes études, de l'histoire, de la science et de la diplomatie.

L'église retentit des magnifiques accents de Bossuet, Fénelon compose ses Dialogues, Télémaque, Aristonoüs, pour l'éducation du duc de Bourgogne ; le traité de l'Éducation des filles, et ses admirables Sermons ; Pascal écrit ses Lettres provinciales, La Bruyère ses Caractères ; La Fontaine, l'inimitable et naïf bonhomme, donne ses Fables en même temps que Boileau, l'esprit correct et précis par excellence, enseigne par l'exemple d'une versification parfaite autant que par ses préceptes l'art poétique ; Corneille et Racine font parler les passions les plus vives du coeur humain avec une force, une vérité et en même temps une dignité inaccoutumées ; Molière enfin, cet esprit universel et élevé, tellement supérieur à tout ce qui l'environne que l'Europe entière le revendique comme une gloire qui lui appartient autant qu'à la France, Molière crée la comédie, frappe en riant sur tous les vices, sur tous les ridicules, et laisse ces admirables modèles d'observation, de style et de pensée qui jamais n'ont pu être égalés.

Voilà ce qui forme particulièrement le caractère du siècle de Louis XIV ; avant lui on a beaucoup tenté, des intelligences remarquables se sont produites dans tout le cours du seizième siècle : sous François 1er, nous l'avons vu, la société française commence à fonder sa réputation dans les arts et dans les lettres et à en faire son privilège presque exclusif en Europe, mais c'est sous Louis XIV que tout se perfectionne ; et surtout la littérature française, qui s'élève à des hauteurs que jamais on n'a pu dépasser.

L'architecture de ce grand siècle ne demeurera peut-être pas comme l'expression la plus parfaite de l'architecture nationale ; mais les oeuvres littéraires de ce temps resteront comme de purs modèles, sur lesquels on devra toujours se former.

Quelques progrès qui se puissent accomplir, c'est dans les auteurs du dix septième siècle que la France recherchera constamment les lois les plus certaines de son langage et de sa littérature.

Louis XIV, autour de qui éclatèrent dans leur force et leur puissance ces esprits supérieurs, a mérité de couvrir de son nom leurs travaux, on peut dire qu'il y a pris indirectement une large part et que, fût-ce orgueil personnel, fût-ce un sentiment plus élevé qui se rattachât à la grandeur de la France, et on peut le supposer, sa royale protection s'est manifestée d'une façon assez éclairée pour que les oeuvres de ces talents divers, quand on veut en exprimer l'ensemble, se résument en lui ; comme le seul nom de Léon X rappelle la plus brillante époque de l'art italien, comme à celui d'Auguste se rapportent tous ceux qui ont fait l'honneur de la littérature latine.

C'est surtout envers Molière que Louis XIV montra cette bienveillance courtoise, ce goût délicat, cette vive approbation qui l'associent à la littérature de son règne.

Lorsque Louis XIV commença de régner par lui-même en 1660, Molière arrivait au parfait développement de ses facultés ; né en 1622, il avait alors trente huit ans et entrait dans cette belle existence littéraire qui devait être sitôt brisée !

Il avait donné déjà l'Étourdi, le Dépit amoureux, les premiers ouvrages qui font pressentir réellement toute la vivacité de son génie comique ; il venait de faire représenter sa première et railleuse satire contre les beaux esprits de l'hôtel Rambouillet, du même coup il s'était attaqué au jargon et à la fatuité de l'époque, et l'éclat de rire qu'il avait provoqué avait encouragé ses efforts.

 C'est à ce moment enfin qu'on lui criait du fond du parterre à la représentation des Précieuses ridicules :,

"Courage, courage, Molière, voilà la bonne comédie !

A ce cri, qui résumait l'opinion du public le plus éclairé, Molière avait senti, comme dit Segrais, s'enfler son courage, il avait eu pour ainsi dire la perception complète de son génie, et il avait répondu avec un légitime orgueil :

"Je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence et d'éplucher les fragments de Ménandre, je n'ai qu'à étudier le monde."

Louis XIV en jugea ainsi ; il comprit que le grand comique était la plus incontestable supériorité dont son règne pût s'enorgueillir, et en toute occasion il lui vint en aide.

Racine, Boileau furent un peu des courtisans à la cour de Versailles ; Molière y tint une place différente et peut-être plus indépendante.

Le roi était dans la jeunesse et la vivacité de son pouvoir, des préoccupations religieuses trop exclusives n'obscurcissaient pas encore son esprit, et il crut pouvoir protéger la comédie, même dans ses hardiesses, et soutenir Molière contre toutes les préventions.

Le prince sourit parfois aux railleries adressées à cette noblesse prétentieuse qui se pressait à l'œil de Boeuf, et, quand il la vit trop irritée contre le satirique, il le défendit ; Tartufe, arrêté, non par la religion, mais par l'hypocrisie, fut représenté sur l'ordre du roi.

Un écrivain distingué, qui a écrit avec son habituel talent la vie de Molière, M. de Sainte Beuve, doute que ces réparations aient entièrement satisfait Molière

"Le fier offensé, dit-il, était-il et demeurait-il aussi touché de la réparation que de l'Injure?

Nous croyons du moins qu'il dut y puiser un profond mépris pour les attaques dont il était l'objet, et qu'il sortit de la table royale plus sûr de lui-même et de l'indépendance de sa parole.

Molière avait été nommé valet de chambre du roi, et son service l'autorisait à s'asseoir à la table de tous ces seigneurs qui se faisaient un orgueil de ces servitudes de cour où il ne cherchait qu'une défense et un appui pour son théâtre.

Un jour on refusa d'admettre Molière au souper d'étiquette.

Louis XIV alors, l'invitant à se placer à ses côtés, le fit manger avec lui, en disant à haute voix aux courtisans qui l'entouraient : 

"me voilà occupé de faire manger Molière, que mes officiers ne trouvent pas assez bonne compagnie pour eux."

C'était une leçon partie de haut et qui indiquait assez l'estime que le grand roi portait à l'illustre comédien.

En voyant dans ce salon de Versailles, où tout s'inclinait avec respect devant sa volonté, Louis XIV accueillir ainsi l'auteur du Misanthrope, la noblesse ne put guère douter que par son génie il se fût élevé auprès du souverain aussi haut qu'elle par la naissance.

Ce ne fut pas au surplus l'unique circonstance où Louis XIV rendit hommage à cet admirable esprit : il voulut avec madame la duchesse d'Orléans présenter aux fonts baptismaux le premier enfant de Molière, couvrant ainsi de son manteau fleurdelisée, comme le remarque M. de Sainte Beuve, le mariage du comédien.

Non seulement il l'honorait par ces distinctions, mais il s'associait pour ainsi dire à ses succès et se plaisait à constater le premier le mérite de ses ouvrages.

Le Bourgeois gentilhomme lui dut les applaudissements de la cour.

Trois jours le monarque avait gardé le silence ; et les courtisans ignoraient s'il fallait approuver ou blâmer la comédie nouvelle, lorsque le roi dit à Molière

"Vous n'avez encore rien fait qui m'ait tant diverti,,, et votre pièce est excellente ;"

 et Versailles d'admirer le Bourgeois gentilhomme.

C'est cette protection éclairée, ce goût naturel, supérieur à celui de ses courtisans, et qu'il manifestait souvent, qui unissent si intimement Louis XIV aux écrivains célèbres de son temps.

Cette bienveillance, qui descendait volontiers des hauteurs du pouvoir afin d'encourager les travaux les plus distingués de l'esprit, rendra son nom durable, plus encore que les victoires qui ont signalé son règne.

Lorsqu'en 1673 Molière succomba au bruit des rires d'un intermède bouffon, en prononçant le juro de la cérémonie à cette fatale représentation du Malade imaginaire où il avait voulu se rendre malgré le mal qui l'abattait, malgré les supplications de ses amis, pour ne pas négliger de donner du pain un seul jour, s'il le pouvait absolument, à tant de pauvres ouvriers qui n'avaient que leur journée pour vivre, Louis XIV encore protégea le cercueil du poète contre l'aveugle ignorance de la foule.

Grâce à ses ordres, on put ensevelir avec respect et honneur les restes de cet homme que Boileau, ce juge rigoureux du talent, regardait comme le plus rare des grands écrivains qui honorèrent la France durant le règne du grand roi.

Table chronologique des faits mémorables.....

 

Réalisée le 20 novembre2005

 André Cochet

Mise sur le Web lenovembre2005

Christian Flages