Faits mémorables

 

de l'histoire de

 

France. 

L. Michelant. 

Souverain :      Louis XIV.

Année :  1713

Bataille de Denain.

Après une suite inouïe de prospérités, la fortune, si longtemps fidèle à Louis XIV, l'abandonnait ; sur son déclin, l'éclat de ce grand règne s'obscurcissait : il semblait qu'il dût payer chacun de ses triomphes par un malheur, chacune de ses victoires par une défaite ; ses revers se succédaient avec une constance égale à celle avec laquelle les succès s'étaient suivis.

Au dehors l'acceptation de la couronne d'Espagne pour son petit fils Philippe d'Anjou lui avait attiré une guerre difficile ; l'Europe, liguée contre la France par la haine implacable de Marlborough et d'Eugène, la pressait de toutes parts, et les défaites de Hochstedt, de Ramillies, de Malplaquet, de Turin retentissaient douloureusement au coeur du vieux roi habitué de commander partout en maÎtre.

Au dedans la fortune publique était épuisée, l'agriculture manquait de bras, les manufactures languissaient, les caisses étaient vides.

Jusque dans l'intérieur de sa famille Louis XIV avait éprouvé les cruels retours de sa destinée ; en quelques mois le dauphin, fils du roi, le duc et la duchesse de Bourgogne, ses petits fils, le duc de Bretagne, leur fils, étaient morts avec une effrayante rapidité, la même tombe les avait pour ainsi dire reçus : enfin, de quelque côté que se tournassent ses regards, le roi ne voyait que des désastres.

Cependant, frappé dans sa gloire, dans sa puissance et dans ses affections, Louis XIV demeurait inébranlable et cette constance, cette fermeté d'âme, cette égalité extérieure, cette espérance contre toute espérance, par courage et par sagesse, non par aveuglement, a écrit Saint Simon ; c'est ce qui lui mérita le nom de Grand, qui lui avait été si prématuré.

En effet, il paraît plus imposant au milieu de son infortune que dans les plus brillantes années de sa jeunesse : il semble supérieur aux coups les plus funestes, les plus accablants ; rien ne l'abat, rien ne le décourage.

Il avait fait aux alliés des propositions de paix.

Ceux-ci, enorgueillis de leurs succès, exigeaient qu'il chassât seul, avec ses propres forces, Philippe V de l'Espagne ; à cette demande humiliante, Louis XIV avait relevé la tête :

"Puisqu'il faut faire la guerre, avait-il dit, j'aime mieux la faire à mes ennemis qu'à mes enfants."

Mais la chance des combats avait mal seconde son courage : les coalisés avaient franchi la frontière du nord ; ils s'étaient emparés de Douai, de Béthune, d'Aire, de Saint Venant, et les coureurs ennemis s'étaient montrés jusque sur les bords de la Seine.

La  terreur était dans Paris : on engageait le roi à se mettre en sûreté,  à se retirer derrière la Loire ; mais Louis XIV ne céda pas à ces lâches conseils, et pour défendre sa couronne il rappela Villars, célèbre déjà par une brillante campagne sur les bords du Rhin.

Avant de partir pour l'armée Villars vint à Marly prendre les ordres du roi.

Jamais Louis XIV ne déploya plus que dans cette entrevue avec Villars, à la veille d'une bataille décisive, cette admirable constance, ce sentiment profond de nationalité qui l'avaient soutenu dans tant de cruelles épreuves.

D'abord, à la vue du maréchal, la sensibilité du père éclata ; des larmes s'échappèrent de ses yeux, et d'un ton pénétré il lui dit :

"Vous voyez mon état, monsieur le maréchal ; il y a peu d'exemples de ce qui m'arrive, et que l'on perde dans la même semaine son petit-fils, sa petite belle fille et leurs fils, tous de très grande espérance et très tendrement aimés."

Le premier moment donné à la douleur, la fermeté du monarque reparut.

"Suspendons mes douleurs pour les malheurs domestiques, poursuivit Louis XIV, et voyons ce qui peut se faire pour prévenir ceux du royaume."

Villars n'ignorait pas qu'on sollicitait le roi d'abandonner Paris et de se rendre à Blois, aussi hésitait-il à lui proposer de remettre les destinées de la France au sort d'une bataille.

Il ne voulait pas, comme les !courtisans, l'engager à fuir ; il n'osait non plus lui dicter aucune résolution, Louis XIV le prévint !

"La confiance que j'ai en vous, dit-il au maréchal, est bien marquée, puisque je vous remets les forces et le salut de l'Ëtat.

Je connais votre zèle et la valeur de mes troupes, mais enfin la fortune peut vous être contraire. S'il arrivait ce malheur à l'armée que vous commandez, quel serait votre sentiment sur le parti que j'aurais à prendre pour ma personne ?"

A une question aussi grave et aussi importante, Villars demeura quelques instants silencieux !

"Eh bien ! reprit le roi, voici ce que je pense.

Je sais les raisonnements des courtisans : presque tous veulent que je me retire à Blois.

Pour moi, je sais que des armées aussi considérables ne sont jamais assez défaites pour que la plus grande partie de la mienne ne pût se retirer sur la Somme.

Je compterais aller à Péronne ou à Saint Quentin, y ramasser tout ce que j'aurais de troupes, faire un dernier effort avec vous, et périr ensemble ou sauver l'État."

Le prince qui parlait ainsi, et prenait cette courageuse décision, avait soixante quatorze ans, et venait de subir les coups les plus cruels qui puissent atteindre le coeur d'un homme et d'un roi.

Après cet entretien, dans lequel Louis XIV avait montré tant de grandeur, Villars partit pour l'armée rempli de la confiance qui animait le roi, résolu de dégager Landrecy au risque d'une bataille s'il en trouvait l'occasion ; l'imprudente sécurité que ses succès et la supériorité de ses forces inspiraient au prince Eugène la lui fournit bientôt.

Pour assiéger Landrecy, le général autrichien tirait ses approvisionnements et ses munitions de Marchiennes, magasin général de son armée, et ses communications avec cette ville n'étaient assurées que par un camp établi à Denain, sur l'Escaut, et qui s'unissait à Marchiennes par une suite non interrompue de retranchements entre lesquels les convois passaient à couvert pour se rendre à Landrecy.

Ce fut le point sur lequel Villars se décida à porter son attaque.

Pour réussir, il fallait un secret profond, il fallait tromper à la fois le prince Eugène et l'armée française elle même. Par une habile manoeuvre, Villars feint de vouloir forcer les lignes de Landrecy ; mais tout à coup il change son mouvement, jette des ponts sur l'Escaut, le passe et se dirige sur Denain.

De l'autre côté de la rivière se trouvaient des marais inondés ; l'infanterie française les traverse, ayant de l'eau jusqu'à la ceinture, et aborde les lignes de communication de Marchiennes, que les alliés nommaient le grand chemin de Paris.

Les redoutes sont forcées avec rapidité, les troupes de Villars s'emparent des retranchements et arrivent devant le camp de Denain ; elles le trouvent couvert par un fossé palissadé : rien n'arrête leur impétuosité ; elles le franchissent, et tout ce qui ne tombe pas sous leurs coups est forcé de se rendre.

Le duc d'Albermale, qui commandait le camp, les princes de Nassau, de Holstein, d'Anhalt et tous leurs officiers sont fait prisonniers ; et tandis que le comte de Broglie va assiéger Marchiennes, Villars se rend au devant du prince Eugène, qui traversait l'Escaut pour secourir le camp de Denain.

Profitant d'un pont qui n'a pas été rompu, Eugène ordonne attaque sur attaque ; il est constamment repoussé et réduit à voir la défaite de son armée de l'autre rive du fleuve mord ses gants avec colère, se répandant, dit-on, en imprécations.

Le succès de cette journée fut complet : la ligne d'opérations des alliés était coupée ; Marchiennes, le centre de leurs ressources, se rendit après trois jours de siège, et livra au vainqueur d'immenses approvisionnements.

Villars reprit successivement Douai, le Quesnoi et Bouchain ; en trois mois la coalition perdit cinquante trois bataillons pris ou tués, deux cents canons, d'énormes quantités d'armes et de munitions.

La victoire de Denain, remportée le 24 juillet 1713, avait sauvé la France et la monarchie, elle leur ouvrit une voie honorable au congrès d'Utrecht, et affermit autant que la journée de Villa-Viciosa la couronne d'Espagne sur la tête du petit fils de Louis XIV.

Quand, après cette glorieuse campagne, Villars revint à Versailles, le roi embrassa le triomphateur en présence de toute la cour en lui répétant plusieurs fois

"Monsieur le maréchal, vous nous avez sauvés tous."

La bataille de Denain fut le dernier éclat de ce grand règne de Louis XIV, qui avait étonné l'Europe par tant de splendeurs, de triomphes et de conquêtes, et qui avait fourni l'étonnant spectacle d'une réunion, unique dans notre histoire, d'hommes de génie dans tous les genres, d'illustres capitaines, d'habiles hommes d'État, d'écrivains supérieurs.

Deux ans après, le 1er septembre 1715, Louis le Grand mourut avec une majesté simple et vraie, une résignation toute chrétienne, disant à l'enfant qui allait lui succéder :

"J'ai trop aimé la guerre, ne m'imitez pas en cela, non plus que dans les trop grandes dépenses que j'ai faites... Prenez conseil en toutes choses... Soulagez vos peuples le plus tôt que vous pourrez, et faites ce que j'ai eu le malheur de ne pouvoir faire moi-même."

 

Table chronologique des faits mémorables.....

 

Réalisée le 20 novembre2005

 André Cochet

Mise sur le Web lenovembre2005

Christian Flages