Faits mémorables

 

de l'histoire de

 

France. 

L. Michelant. 

Souverain :       Empire.

Année :  1802

Napoléon au Conseil d'Etat.

Ce serait méconnaître toute l'étendue du génie de Napoléon de ne le considérer qu'au travers des gloires du champ de bataille.

Pour apprécier convenablement cette vaste intelligence, pour juger de ses aptitudes diverses, de sa fécondité, il faut suivre l'empereur dans les mouvements variés de sa puissance, le voir tour à tour visiter les chantiers d'Anvers, ouvrir la route audacieuse du Simplon, inaugurer un monument, en même temps tracer un plan de campagne et dicter un règlement d'administration publique ; pour rendre justice enfin à cette prodigieuse activité, à cette expérience du génie, à cette vigueur et à cette finesse de vues qui étonnent toujours quand on s'arrête à les examiner, il est en quelque sorte nécessaire de s'attacher à tous les travaux qui signalèrent ce règne merveilleux, et de rechercher partout la trace de cette infatigable vigilance.

Rien ne paraissait étranger à Napoléon, les sciences les plus différentes, les recherches les plus opposées ; il savait tout ou plutôt il devinait tout, car, dans bien des circonstances, c'est seulement ainsi qu'on peut s'expliquer les subites lueurs dont il vint éclairer les questions les plus compliquées.

Mais quel que soit l'objet sur lequel s'exerce cette haute intelligence, elle se manifeste toujours avec un même éclat ; et si l'on étudie Napoléon dans la vie civile ou politique, il n'apparaît pas moins grand que dans la vie militaire.

L'empereur enfin n'est pas seulement un général, ce n'est pas un roi, ce n'est pas un homme d'État : c'est tout cela à la fois.

Lui-même se plaisait parfois à le faire remarquer, et, quelque éclatante que fût sa renommée militaire, il ne voulait pas qu'elle l'absorbât tout entier.

Ce n'est pas comme général que je gouverne, dit-il aux premiers jours de sa puissance, mais parce que la nation croit

que j'ai les qualités civiles propres an gouvernement.

Déjà, dans ses campagnes d'Italie, il s'était montré sous le double aspect du général d'armée et de l'homme d'État : entre deux victoires il organisait les républiques italiennes, négociait avec l'Autriche et plaçait son nom au bas d'un traité de paix.

Durant la période de l'Empire, il souffrit moins encore que le chef politique s'effaçât derrière le général ; souvent, à la veille d'un engagement sérieux, il s'occupa d'affaires civiles et d'administration intérieure, comme pour rappeler à la France qu'il régnait autrement que par l'épée.

Au retour de ses grandes campagnes d'Allemagne, il se rendait aussitôt au Conseil d'État : et il ne le présidait pas avec moins d'intérêt qu'il ne disposait ses lignes le jour d'une bataille.

Lorsqu'il pouvait pendant quelques mois quitter son bivouac, il assistait assidûment aux séances du Conseil d'État ; et, même aux plus expérimentés, il fournissait toujours quelque vue nouvelle.

Cette assemblée législative, où étaient réunis tous les hommes distingués par leur savoir, plaisait singulièrement à l'empereur : c'est là seulement qu'il autorisait la discussion.

Dans le Corps législatif, dans le Tribunat tant qu'il exista, il redoutait le retentissement qu'avaient dans l'Empire les accents d'opposition pour l'influence fâcheuse qu'ils exerçaient sur les affaires ; mais au Conseil d'Etat la liberté de la parole était entière : chacun pouvait exposer hardiment son opinion, c'était une réunion de famille ; l'empereur s'y exprimait sans réserve, et chacun était autorisé à l'imiter.

Si la gloire militaire de Napoléon a pour théâtre les champs de bataille, on peut dire que sa supériorité politique et administrative éclata surtout dans les réunions du Conseil d'État ; il en avait fait l'école de. ses hommes d'État et de ses administrateurs, les plus habiles que la France eut jamais.

Dès le commencement du Consulat, il avait réservé à cette réunion, formée des meilleurs esprits qui l'environnaient, une importance et une place supérieures à celles des assemblées législatives.

"N'acceptez pas votre nomination, dit le premier consul à Roederer, dont le nom avait été placé sur la liste des trente premiers sénateurs, qu'irez vous faire là ? Il vaut mieux entrer au Conseil d'Etat, il y a là de grandes choses à faire."

En effet, la rédaction du Code civil, cette grande oeuvre d'unité législative qui consomma véritablement la révolution et l'implanta, comme on l'a dit, dans le foyer domestique, allait pour ainsi dire inaugurer l'installation du Conseil d'État. 

Pendant trois années, Bonaparte assista régulièrement aux séances et prit une part active aux débats.

"Il parlait, dit l'un des rédacteurs du Code civil, M. Thibaudeau, sans apprêt, sans embarras, sans prétention, avec la liberté et sur le ton d'une conversation qui s'anime naturellement. Il n'y fut jamais inférieur à aucun membre du Conseil ; il égala quelquefois les plus habiles par sa facilité à saisir le noeud des questions, par la justesse de ses idées et la force de ses raisonnements, il les surpassa souvent par le tour de ses phrases et l'originalité de ses expressions."

Parfois, après une discussion longue et animée, au milieu d'avis contradictoires, Napoléon, sortant d'une silencieuse réserve, indiquait le point décisif de la question, d'un mot l'éclaircissait et la résumait dans une phrase nette et incisive.

Ainsi, dans une des séances consacrées à la section de l'état civil, on avait longuement débattu les articles relatifs à la situation des militaires français sur le territoire étranger, on cherchait comment serait constaté leur état civil, quels officiers seraient chargés de le dresser, quelle serait la forme spéciale de la rédaction des actes, lorsque Napoléon, prenant tout d'un coup la parole, montra sur ce point la véritable législation :

"Le militaire français n'est jamais chez l'étranger, lorsqu'il est sous les drapeaux ; où est le drapeau français, là est la France."

Et rien ne distingua l'état civil de nos soldats sur le territoire étranger, de celui des citoyens sur le sol français ; la rédaction des articles demeura la même, ou plutôt on appliqua les dispositions générales.

"Où l'élève de Brienne avait-il pris cette spécialité du légiste ? remarque M. A. Renée dans un savant travail sur Napoléon. On se rappelle qu'il dévorait tous les livres, et on peut supposer que le Digeste et les Pandectes ne l'avaient pas rebuté. Son ardente curiosité se portait sur tout ; et en effet il inclinait plus qu'aucun de ses collègues vers la législation romaine, dont il défendit avec chaleur plus d'un principe et qu'il fit pénétrer dans le Code français."

Napoléon prolongeait volontiers les discussions, et plus d'une fois on dut l'avertir que l'heure était trop avancée pour ne pas suspendre la séance ; mais néanmoins, quelque assidus et difficiles que fussent les travaux, on recherchait avec empressement l'honneur de faire partie d'une assemblée présidée par l'empereur et dans laquelle il avait appelé Merlin, Portalis, Cambacérès, Treilhard, Siméon, Fourcroy, Chaptal, Roederer, Gouvion SaintCyr, tous les hommes enfin qui s'étaient acquis quelque renommée dans les diverses branches du gouvernement.

Le Conseil d'État se réunissait habituellement aux Tuileries ; quelquefois à Saint Cloud, mais rarement.

Lorsque l'empereur n'était pas à l'armée, à l'heure des séances on entendait le tambour battre aux champs dans le grand escalier des Tuileries, les sentinelles présentaient les armes, un huissier annonçait Sa Majesté, l'empereur !, et Napoléon, précédé d'un chambellan et suivi d'un aide de camp, paraissait et prenait place.

Son fauteuil, élevé d'une marche au dessus du sol, était à l'une des extrémités de la salle ; à sa gauche et à sa droite se tenaient les princes et les grands dignitaires.

Aussitôt que l'empereur avait pris place la séance commençait, et quel que fût le rang des retardataires, aucun ne pouvait plus pénétrer dans la salle.

Souvent, pendant les discussions, Napoléon, absorbé par les soucis de sa politique, semblait étranger à ce qui se disait autour de lui ; mais, lorsqu'il avait à donner son avis, on restait surpris de l'entendre clairement traiter la question débattue, repousser ou accueillir les opinions qu'on avait émises, et conclure sur le tout sans que rien laissât deviner la moindre distraction.

Ces débats législatifs, auxquels il laissait une complète indépendance, duraient de longues heures, et sous la présidence de l'empereur on vit fréquemment des séances ouvertes à dix heures du soir se terminer à cinq heures du matin.

Sa parole variait selon les sujets ; habituellement il était surtout précis, formel, décidé, avare de mots et de détours.

Parfois, lorsque quelque événement politique l'avait vivement affecté, il s'en expliquait avec cette force, cette éloquence naturelle et pleine, ces mouvements passionnés que lui inspiraient son imagination méridionale et les grands événements de sa vie.

Ces épanchements, qui associaient si intimement le Conseil d'État à ses destinées, furent fréquents dans les derniers temps de l'Empire.

On eût dit qu'alors Napoléon se soulageait ainsi du poids de son impassibilité officielle, qu'il voulait se montrer tout entier à ceux dont des revers soudains devaient sitôt le séparer, et leur expliquer du moins, s'il ne pouvait les réaliser, ces projets, ces grandeurs qu'il désirait pour la France.

Table chronologique des faits mémorables.....

 

Réalisée le 20 novembre2005

 André Cochet

Mise sur le Web lenovembre2005

Christian Flages