Sauternes.

 

  

Pays d'or et de diamant.

 

Extrait:

Charles Dormontal.

Imprimerie J.Bière 18 rue du Peugue Bordeaux.
MCMXXX

 

Le Ciron dans le passé.

 

 

Collection Christian De Los Angeles.

 

 

Là-bas, sous le grand soleil d'or,
 Le joli Ciron, chante encor.

 A. F, Paladins de Gascons.

   

 

Peu de rivières régionales ont joué comme le Ciron,  du nom latin Sirio, un rôle prépondérant dans le commerce et l'essor de notre Sud-Ouest. Ce petit fleuve, poétiquement chanté par l'abbé Ferrand, prend sa source dans les Landes, au coeur de la lagune de Lubbon et naquit :

 

Quant jadis,

L'heureuse terre d'Hespéris,

S'abîma ; quand les Pyrénées

Au fier galop des Océans

Opposèrent leurs blocs géants,

Du fond des cratères béants,

Emergea le sol d'Aquitaine... »

 

Il traverse une étroite bande triangulaire du département du Lot et Garonne, puis entre en Gironde, dans le territoire de la commune de Lartigue, à cent mètres d'altitude. Sur les quelques 100 kilomètres de son parcours, les trois quarts s'effectuent dans notre département, en une courbe harmonieuse qui se dessine de l'Est à l'Ouest.

 

Après avoir longé une partie du Bazadais, baigné de nombreuses localités qui eurent autrefois leur importance et leur célébrité dans l'histoire de notre région : St Michel de Castelnau, Goualade, Lerm, Artiguevieille, Bernos, son lit s'élargit, ses eaux se régularisent entre Préchac et Villandrant.

 

Ayant termine ses bonds prodigieux de cascatelle en cascatelle, dans cette dernière ville, il devient un fleuve paisible et tranquille, dont l'onde docile et susurrante frôlait au passage, il y a sept siècles, les tours altières de la forteresse des Goths; par un canal aujourd'hui effondré et disparu, le Ciron berçait alors l'enfance d'un Pape célèbre : Clément V.

 

La tradition locale affirme que, dans sa jeunesse, le futur Pontife venait souvent méditer le long « de cette allée de buis qui conduisait a travers un bois d'agrément jusqu'aux bords du Ciron »; en voyant couler le fleuve dont les eaux s'acheminaient lentement, de leur source à la Garonne, puis à l'immense Océan, l'enfant pensif y vit il une image des  trois mémorables étapes de sa grandeur future ? 

 

Et le Ciron lui même n'a t il pas vu « l'escholier » prédestiné :

 

A tour de bras, entre deux eaux,

Lancer des cailloux plats et lisses,

Courir après les écrevisses,

Engluer les petits oiseaux,

Piller les mûres et les pommes

Ou, tranquille, assis sur les joncs,

S'exercer à « pêcher les hommes »,

En faisant la pêche aux goujons. »

 

Après avoir quitté Villandraut et traversé Léogeats, le fleuve arrose Sauternes, Bonimes, Preignac, sur sa rive droite, puis Budos, Pujols et Barsac sur sa rive gauche.

 

Dans le Sauternais surtout, il ajoute aux charmes dont cette région est déjà, pourvue, non seulement, par la beauté de ses rives, mais encore par les innombrables souvenirs qu'il évoque.  

Il n'est pas un habitant riverain qui ne se rappel1e sa tradition fluviale.

 

Avec le poète, ne dit-il pas très justement :

 

Ah ! dans ce pays de Vasates,

De Lartigue à Barsac, depuis

Que je sais les dates

Combien de plaisirs et d'ennuis !

Que j'ai vu passer de pirates,

Le long de mes berges !...

Sachez qu'aux époques lointaines,

Moi, le Ciron, j'ai vu Céans

A l'abri des chênes géants,

Camper les légions romaines.

 

Et, depuis que les hordes wisigothes et wascones, les bandes sarrasines et normandes remontaient ce cours d'eau sur des embarcations légères et dans les contrées riveraines, donnaient libre cours à leur humeur pillarde, le Ciron constituait pour la région Bordelaise, un « grand chemin mouvant ». 

 

Un autre fait historique nous montre qu'il était depuis longtemps navigable; ce fut effectivement le maître gabarrier Fontbodeau qui, en 1421, transporta par ce fleuve, les trois bombardes et les boulets d'artillerie de 700 livres jusqu'au château de Budos afin, de permettre aux Anglais de réduire cette place forte dont le seigneur avait embrassé la cause du roi de France.   

 

Dès le XVIè siècle, le Ciron était devenu une voie importante, par laquelle s'opérait un transit régulier avec Bordeaux et l'étranger.

 

Des profondes forêts landaises de sa source, s'expédiaient par flottage, des   poteaux de mines; ainsi désignait-on, comme de nos jours d'ailleurs, les troncs de jeunes pins débités en longueurs égales de deux ou trois mètres, et destinés à soutenir les galeries des carrières anglaises.

 

Disposés en radeau, les robustes « billots » fils des contrées austères et nostalgiques des Landes, étaient amenés jusqu'au port de Barsac; là, des bateaux de grand tonnag les transportaient à Bordeaux, d'où ils étaient dirigés vers les puissants bassins houillers des monts Grampians et Cheviots.

 

Une race vaillante celle des "radeliers", s'était à l'origine formée sur les rives du fleuve; cette époque où les moyens de transport et de communication étaient rares, où seuls les grands proprîétaires du pays possédaient des muletiers et des charroyeurs, ces mariniers accomplissaient une rude besogne.

 

Ayant à leur service des embarcations légères, ils chargeaient des barriques, des douelles pour les tonneliers, des faix de cercles, des pierres de construction souvent, parfois même des denrées, des farines, du blé et de l'orge que les riverains ne pouvaient transporter aux meuneries.

 

Et, quand ils n'étaient point occupés dans la région viticole, lors des saisons calmes, ils s'embauchaient, se louaient dans les exploitations landaises.

 

Pour eu commençait, alors un dur métier. La plupart habitaient Bommes, Sauternes, Barsac même. Par les matins pluvieux et glacials, dans l'aube grise et terne des mauvais hivers, ils se rendaient à pied à Villandraut, à Préchac, souvent allaient jusqu'à Lartigue, pour confectionner leurs trains flottants.

 

Avec leurs lourds rouleaux de cordes sur l'épaule, ils accomplissaient ainsi un trajet, régulier de quatre à cinq lieues. Quand le parcours était plus long, plusieurs journées de marche et de fréquentes étapes dans les auberges ou «hospitalets » étaient nécessaires.

 

A Villandraut et à Bommes existaient encore, au dernier siècle, bon nombre de ces vieilles « hostelleries », ou jadis :

 

Les pèlerins de Compostelle,

Maigre laïc, moine replet,

Trouvèrent pain bis et bon lait

Pour faire une traite nouvelle...  

 

Là,  les radeliers se restauraient au passage, se reposaient, ou tout simplement s'arrêtaient un instant le temps de « trinquer » entre amis; alors, des cruches pansues, antiques amphores de ce pays, coulaient pour eux le vin chaud, le vin clairet, que des servantes accortes disposaient sut la table commune et unique dans la même pièce; car à cette époque, une solidarité sincère régnait entre les hommes; et c'est toujours fraternellement que se partageaient la « cruchade » et la « mique » de sarrasin...  

 

Heureux dans leur condition, contents du sort qui leur était dévolu, les radeliers faisaient vaillamment leur besogne, et construisaient leurs « trains de bois » avec un art consommé. 

 

De nos jours encore, les pièces de bois ou rondins sont disposées côte à côte, dans le sens de leur largeur et attachées entre elles par une disposition spéciale des cordes; ainsi, elles forment des planchers ou « travées » d'une dizaine de mètres de long, sur deux ou trois, de large, longues surfaces flottantes compactes et rigides; des bords du fleuve où elles sont, confectionnées, ces parties de radeaux sont immergées ensuite, puis réunies au nombre, de six ou huit par des cordes disposées en charnière; les travées forment alors des convois qui, grâce a la mobilité ingénieusement calculée de leur longueur, peuvent suivre facilement les méandres et sinuosités du fleuve.

 

Montés sur ces planchers mouvants, les radeliers conduisent habilement le flottage : nu-pieds sur les rondins, la gourde de « courge » en bandoulière, armés d'une forte perche pointue et munie d'un crochet de harponneur; cette dernière, qu'ils manient avec adresse, leur sert à maintenir le convoi au milieu de la rivière; en cherchant des points d'appui soit à même le fond, soit aux aspérités de la berge, ils évitent ainsi les écueils nombreux, constitués par les racines d'arbres, les bancs de sable, les rochers semblant surgir parfois du lit du fleuve comme des faunes redoutables, les contours brusques des eaux.

 

A la rencontre d'un moulin, le passage des radeaux s'effectue sur un plan incliné appelé « passelis »; avec une grande rapidité et une précision merveilleuse, ils glissent sur le « lindat », guidés par la manoeuvre hardie et sûre des habiles matelots...

 

A leur arrivée au port de Barsac, ces éphémères convois sont embarqués pièce à pièce sur les profonds chalutiers affectés  à ce transport; puis, dans les docks bordelais, de puissants cargos les emportent, cinglant vers le pays d'Albion et la « verte Erin »...

 

Le soir, au crépuscule tombant, les radeliers reviennent à  pas lents. Les paquets de cordages suintant l'eau brune et parfumée du fleuve « résineux », pèsent sur leurs épaules. 

 

Instinctivement, ils s'appuient, un peu las, sur la perche d'érable, et s'arrêtent au bord d'un talus; là, ils prennent leur gourde, compagne précieuse et consolante parfois de leur âpre métier, et s'encouragent d'une chaude gorgée de vin blanc capiteux. 

 

Hâtivement, ils reprennent leur marche, et semblent ne point s'apercevoir alors de leur lourd fardeau : leur pensée les précède déjà au foyer familial... 

 

La lune, amie des voyageurs nocturnes, poursuit dans la nue endiamantée d'étoiles son invisible course. Tout en devisant par groupes, ils lui font un signe amical, sifflent un air guilleret : pour elle chantonnent une ballade gasconne de « meste Verdié ».

 

A les voir passer dans la nuit bleue et argentée de clarté lunaire, leurs silhouettes n'évoquent elles pas des formes mystérieuses ?

 

Avec leur ample mante, la gourde suspendue à la longue canne ferrée, ne dirait-on pas pas ces pèlerins qui, jadis suivaient cette même route de l'itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, les regards fixés vers les lointaines étoiles et murmurant une prière  infinie...

 

Bien que l'Allemagne et les pays scandinaves fournissent à l'Angleterre une quantité considérable de « poteaux de mines », nos régions landaises conservent néanmoins une importante clientèle dans les différents bassins houillers de la « Grande Ile ».

 

 En 1911, le mouvement de flottage sur le Ciron, n'était-il pas de 1.600 radeaux correspondant à 26.500 tonnes  Ainsi, les trains de bois sillonnent toujours le beau fleuve; depuis de nombreuses années, on peut admirer leur fuite légère et glissante au fil de l'eau, sous le dôme feuillu des saules et bouleaux de la berge.

 

Ardents et fidèles à la besogne, les mariniers continuent allégrement le noble et vieux métier. L'écho souvent répète leurs chansons gaillardes qui toujours s'envolent dans la brise fluviale. Ils poursuivent ainsi la tradition des « Radeliers, Enfants de la Gaieté ».

 

Nombreux sont chaque année, à l'époque des vacances, les excursionnistes qu'attirent les longues promenades en bateau, organisées par le Syndicat Touristique « Guyenne Gascogne » . Car le Ciron a cette particularité inappréciable d'offrir au touriste, une ombre fraîche et diaphane tout le long de son cours.

 

Les rayons solaires percent l'épais feuillage d'une rive luxuriante, arrivent tamisés, se jouent en vrais petits mirages sur le miroir limpide de l'eau.

 

Dans les beaux sites lentement traversés, soit en remontant le fleuve à la perche, soit voguant au gré de l'onde, on peut admirer à loisirs les célèbres rochers, surplombant parfois les eaux en falaises de vingt mètres; ces hautes murailles de granit richement décorées de lichens, de lierre, festonnées de ronces, d'églantiers fleuris, de mousse fraîche et azurée, réalisent de superbes décors naturels.

 

Les fameuses gorges sauvages sont très visitées à la belle saison, chaque année, peintres et aquarellistes viennent y prendre de beaux croquis.

 

Le touriste, pour peu qu'il soit artiste, poète on. simplement rêveur, ne peut être que captivé par la magie des couleurs changeantes et nuancées des sous bois.

 

Le « fervent du roseau », vient pêcher dans la coulée brune de la rivière : la carpe, le goujon, la truite. Saumonée,  la glissante anguille.

 

Le baigneur ne dédaigne pas l'onde bienfaisante, toute imprégnée de propriétés balsamiques; et les enfants, avides de jeux, s'ébattent gaiement dans l'eau fraîche, l'air pur, et le sable brûlant des petites plages qui, telles que celle de la Magdeleine, sont disséminées le long de son cours.

 

Dès « l'ouverture », les disciples de Nemrod se donnent rendez vous dans les endroits les plus giboyeux de la berge; ils peuvent également y admirer les splendides panoramas imprévus qui s'aperçoivent : fraiches clairières avec des fontaines limpides qui invitent à se reposer sous les ombrages; là aussi, pullulent les oiseaux : bécasses, bécassines, « poules d'eau ».

 

Pendant les nuits claires et froides, les chasseurs guettent les carnassiers : loutres, renards, fouines, putois, qui infestent les rives; et, après avoir poursuivi sur les collines proches couronnées du diadème illustre des pampres, le lièvre rusé et le perdreau craintif, les « pacifiques guerriers » qui passent leurs vacances dans le Sauternais, arrivent à l'orée de la « pignada ».

 

 Là, ils s'initient  aux passionnantes chasses forestières; d'abord, c'est la battue au sanglier, fauve bondissant au dessus des bruyères mauves et des genêts fleuris;  puis vient la prise de la tourterelle roucoulante en équilibre sur les aiguilles bleues et luisantes des pins, enfin, c'est la capture de la palombe voyageuse, guettée à la glandée ou dans la cabane sylvestre de fougère brune... Et, lorsqu'arrive pour l'amateur, le moment de revenir à la ville, de réintégrer le bureau, il repart, avec regret certes, mais galvanisé pour la lutte, quotidienne, retrempé de reposante sérénité et de paix provinciale, avec la secrète pensée du fervent retour de l'an prochain...

 

Dans le décor enchanteur de ses rives, le Ciron est encore, aujourd'hui, le fleuve utilitaire par excellence; des fonderies, papeteries, verreries, moulins, s'échelonnent tout le long de son cours.

 

Ses eaux, captées comme force motrice, assurent par l'importante usine de La Trave, l'électrification industrielle d'une grande partie du Sud Ouest. Et, avec sa noble tradition fluviale, il s'enorgueillit aussi du voisinage illustre des crus fameux qu'il à vu naître et prospérer.

 

C'est lui le patriarche Sirio, témoin vénérable et grand ancêtre qui, par la voix harmonieuse des Muses, et les accents fervents de son poète, a exprimé ainsi  son incomparable joie :  

 

Or, C'est moi Ciron qui possède

Là, sur ces coteaux radieux,

Le blond nectar dont Ganymède

Emplissait la coupe des dieux.

Fi de l'eau plate des citernes,

Qui laisse l'esprit soucieux,

Le cerveau froid et les yeux ternes

Parlons de ce vin blanc joyeux

Qui fait flamber coeurs et lanternes,

Et qui coule d'ici : Messieurs

Saluez bas, plus bas : Sauternes  

 

Yquem et les crus ses rivaux

(Mais rivaux avec déférence),

Font de lui l'un des purs joyaux

Qui constellent le ciel de France.

Grâce à ce mot prestigieux,

Le nom de Sauternes est un phare

Dont l'éclat éblouit les yeux

C'est un poème, une fanfare,

Plus doux qu'une ode de Pindare

Aux lèvres des buveurs pieux...  

 

Eh bien ! ces crus : Sauternes, Bommes,

Preignac, Barsac et coetera

C'est « Bibi »,   grogne qui voudra

Qui les garde et les gardera ;

Et tant qu'existeront les hommes

Dont on dit : Qui a bu boira,

Même aux jours brumeux où nous sommes,

Mon nom près d'eux resplendira !  

 

Le Ciron est donc un fleuve millénaire qui peut délicieusement raconter ses intarissables souvenirs, a la fauvette, à la bergeronnette, au martin pêcheur; car ces charmants oiseaux, hôtes gracieux des riantes berges, parmi la vibration mélodieuse et chantante des grands roseaux, animent les sous bois de leur gazouillis séraphiques; et, comme pour les pèlerins qui montaient en foule vers la chapelle de Ste Germaine, on croirait.  

 

« Ouïr les Anges et les Vierges

« Qui, parmi l'encens et les cierges,

« Chantent la Messe au Paradis !  

 

Vivant symbole, la gentille libellule ne quitte jamais ces rives hospitalières; elle se grise au passage du parfum d'un nénuphar ou d'un iris d'or, frôle de son aile de crêpe l'onde murmurante, puis demeure par moments comme fascinée : elle écoute, écoute... quelque mélodie imperceptible, éthérée... Et le Ciron poursuit vers l'avenir, son éternelle et mélancolique romance !...

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Réalisée le 14 décembre  2004

 André Cochet

Mise ur le Web le  15 décembre 2004

Christian Flages