Pour mieux connaître ce animal omniprésent dans notre environnement
 et 
pourtant si discret.

Ces textes sont extraits de La Hulotte N° 68/69. 1993.

Toutes les affirmations concernant les modes de vie de la Taupe sont attestées scientifiquement.

 

L'ouvrage comporte en outre de nombreux dessins, des présentations humoristiques et les sources.

Pour commander: La HULOTTE  08240 Boult aux Bois.

 

 

 

 

Introduction.

 

La Taupe, là, devant vous, enterré sous l'herbe, invisible au milieu des taupinières, protégé contre toute attaque aérienne par un épais blindage de terre, se cache un petit bunker souterrain, pas plus gros qu'un ballon de foot : c'est la chambre à coucher, garnie de foin bien sec, où je cours m'effondrer, anéantie de fatigue, chaque fois que j'ai terminé ma journée de travail au fond de la mine. 

Quand je dis une « ma journée », attention, c'est façon de parler. Chez nous autres, les Taupes on fait les trois-huit : environ quatre heures de chasse et de travail dans les galeries, suivi de trois ou quatre heures de sommeil à pelles fermées au fond de son petit studio, cela fait en gros huit heures.

Puis turbin quatre nouvelles heures et ainsi de suite, trois fois par jour, toute la vie durant, sans week-ends ni congés payés. A l'instant où je vous parle sept heures du matin, voilà tout juste que je me réveille, avec au ventre une énorme faim de loup, et je m'apprête à courir au travail.

Vous allez me demander comment je peux deviner qu'il est sept heures du matin; personne ne m'a fait cadeau d'une montre bracelet, il n'y a pas l'électricité dans mon bunker et, de toutes façons, quand bien même je serais équipée de tout ce confort moderne, cela me ferait une belle jambe puisque je suis à peu près aveugle.

Mes yeux, minuscules comme deux grains de sable, ne sont même pas capables de déceler la flamme d'une bougie allumée à quelques centimètres devant mon nez; en fait, avouons-le : c'est tout juste s'ils me servent à faire la différence entre la nuit et le jour.

Seulement, comme tous les non-voyants, j'ai appris à développer mes autres sens d'une façon extraordinaire. Par exemple, en cet instant précis, je sais que le soleil monte dans le ciel, car il réchauffe rapidement le sol, obligeant les vers a quitter le voisinage de la surface, où ils avaient passé la nuit, pour redescendre vers les profondeurs et y retrouver l'humidité dont ces petits animaux ont absolument besoin.

Que de bruissements, de frôlements, tout ce gibier qui regagne ses pénates. A peine audibles certes, mais l'écho de mes galeries les amplifie, les répercute et les envoie jusqu'à moi. En réalité, c'est tout le réseau de mes galeries qui joue le rôle  d'amplificateur en me  renvoyant de partout les moindres bruits, avec une grande intensité.

Si j'ai des oreilles ? Bien sûr que oui, et je vous entends même très bien. Simplement, les oreilles en question ne sont que deux  petits trous percés dans mon crâne, sortes de minuscules terriers dont l'entrée est dissimulée au milieu de la fourrure et qui ne se signalent par aucun  pavillon externe. Admettez d'ailleurs que, dans mon métier, un appendice de cette sorte serait bigrement gênant  pour circuler

 

 

Alimentation.

 

Inutile de tarder je m'étire un brin de toilette et hop ! je pars en chasse.  Une Taupe a pour habitude d'avaler tout ce qui lui tombe sous le nez, sans faire de chichis: Carabes, vers « fil-de-fer », larves de Tipules, Bibions, Vers blancs de hannetons, Chenilles et Chrysalides de papillons, Mille-pattes, Courtilières, Oeufs de fourmis, tout est bon pour elle. Une seule condition : que la bestiole ait une odeur, même faible sinon impossible de la détecter dans le noir absolu. 

Cependant, autant vous le dire tout de suite, le gibier dont nous raffolons pardessus tout, nous autres les Taupes, ce sont les Vers de terre. Aucune de nous n'accepterait d'échanger son baril de Lombrics contre deux barils d'une bestiole ordinaire. Dans une journée habituelle, nous pouvons manger jusqu'à quarante fois plus de Vers de terre que de toutes les autres proies réunies.  Mais comment mettre la main sur ces petits personnages ?

J'ai en gros trois méthodes, que j'utilise soit séparément, soit plus ou moins mélangées, au gré des circonstances et de mon humeur du moment. 

La première méthode est celle dite du T.G.V ;

la deuxième celle du Teckel;

la troisième, celle de la chignole.

Voyons d'abord la première méthode, celle du « T.G.V » : des trois, la plus rapide et la plus simple. Sortant du garage où j'ai passé la nuit, je me lance dans mes tunnels de toute la vitesse dont je suis capable : un mètre par seconde (autrement dit 3,6 km/h, en ramassant tout ce qui traîne dans mes galeries.

Je sais bien que 3,6 km/h, cela ne paraît pas grand chose pour vous: tout juste la vitesse d'un homme qui marche dans le pâturage ; mais pour moi, qui suis quand même du genre modèle réduit 17 centimètre de longueur totale, queue comprise, c'est tout-à-fait considérable.

Heureusement, pour ce qui est de mon système de propulsion, la Nature m'a soignée. A chacune de mes pattes avant, elle a vissé cinq crochets impressionnants, qui s'enfoncent dans les parois et me propulsent raide comme balle le long de mes galeries, à la manière des engrenages d'un petit train à crémaillère.

Et cela, même lorsque les couloirs tournent sans prévenir à angle droit ou jouent aux montagnes russes, descendant et remontant en pente raide, parfois même à la verticale. Mes pattes arrière sont nettement plus petites mais, avec leurs griffes d'élagueur, elles me sont également très précieuses lorsqu'il s'agit de faire du 4x4 dans les souterrains.

De plus, lorsque je circule, je n'oublie jamais de dresser ma queue à la verticale, comme une perche de tramway, de façon que les longs poils ultra sensibles qui la terminent frottent en permanence contre le plafond. Seuls quelques Mulots attardés croient encore que je récolte ainsi un peu d'électricité pour mes moteurs : la réalité est que, grâce à cette antenne je garde un contact permanent avec ma galerie - le seul endroit du monde où je me sente vraiment bien. 

Observez une Taupe abandonnée à la surface du sol: elle court en tous sens, affolée, placez à présent devant son nez un tube à sa taille (4 à 6 cm de diamètre) et vous la verrez s'y réfugier immédiatement puis s'y immobiliser, entièrement calmée, les quatre pattes plaquées contre les parois,  le pantographe collé au plafond.

 

 

Exécution.

 

 

Pour bien vous expliquer comment fonctionne exactement la méthode du T.G.V, je dois d'abord vous dire un mot des galeries où je circule : un dédale de tunnels terriblement compliqué. Ce ne sont que virages, lignes droites, crochets inattendus, descentes en pente douce, puits verticaux, petits raidillons, embranchements, bifurcations, aiguillages, culs de sacs, cheminées filant vers la surface. Un véritable labyrinthe ! Et pourtant, je ne vous étonnerai pas en vous disant que je me promène là dedans les yeux fermés. 

Normal puisque c'est moi qui ai conçu et entièrement construit, à mains nues, cette petite Ligne Maginot; de plus, à force de la parcourir plusieurs fois par jour dans le noir complet, et en tous sens, j'ai nécessairement fini par la connaître par coeur. Tout m'aide à m'y retrouver: les courants d'air, les marques parfumées que je dépose un peu partout, (la Taupe marque son territoire en urinant un peu partout contre les murs) sans parler des centaines de repères quotidiens sur lesquels je bute a chaque voyage : tel caillou pointu, telle énorme racine, tel carrefour, tel siphon que j'ai dû creuser pour contourner un bloc de pierre qui me barrait le passage, telle radicelle qui tombe du plafond et que ma queue frôle à chaque fois, tel endroit où la voûte du tunnel est toujours mouillée et d'où l'eau s'écoule goutte à goutte à cause d'une infiltration souterraine... 

Le plan de mon réseau, vu de dessus... Ne fait-il pas penser à quelque grand filet de pêcheur ? Ou mieux encore, à une sorte de toile d'araignée que j'aurais tissée maille par maille, dans le plus grand secret, sous les trois ou quatre cents mètres carrés de pâture dont je suis propriétaire ?

Toile d'araignée est vraiment le mot car les galeries ont précisément pour mission de retarder les animaux de passage, exactement à la manière des fils gluants de l'Araignée des jardins. Lors de leurs voyages à travers la terre, les lombrics, tombant du toit ou traversant l'un des murs, finissent en effet un jour ou l'autre par atterrir dans l'un de ces tunnels. 

Avec un peu de chance, un mauvais démon va peut être alors leur souffler à l'oreille de circuler quelque temps le long de cet étrange souterrain, si bien balayé, si commode. Mais, même dans le cas où les petites bêtes, méfiantes, s'empresseraient de poursuivre leur route vers les profondeurs, le temps qu'elles retirent leur interminable corps de la galerie d'arrivée, puis qu'elles s'introduisent à nouveau entièrement dans un boyau de leur fabrication, voilà qui me laisse quelques bonnes poignées de secondes pour arriver dans l'obscurité et leur mordre le cou. 

C'est pour cela que je cours tout partout dans mon labyrinthe, visitant fébrilement à droite à gauche les tunnels, les ruelles, les impasses. Et tout voyageur que je surprends ainsi dans les couloirs de mon métro sans titre de transport, je l'arrête, je le coupe en morceaux et le dépose en fourrière au fond de mon estomac.

J'ai au total à peu près un quart de kilomètre de galeries à explorer ainsi. Avouez que ce serait bien le diable si je n'arrivais pas à en faire tout le tour pendant une séance de travail de quatre heures ! La méthode du T. G. V , vous l'avez vu, a pour elle d'être rapide et de me permettre de fourrer en peu de temps une bonne pincée de clients dans mon panier à salade, encore qu'il y ait des jours où, n'ayant surpris aucun délinquant dans mes tunnels, je suis bien obligée de faire ceinture.

Mais elle a l'inconvénient d'être un peu sommaire. Et c'est pourquoi, au fond de ma musette, je dispose d'une deuxième façon de faire, légèrement plus raffinée : la méthode du "chien de chasse". Elle consiste à avancer à une vitesse un peu moins rapide le long des galeries, mais assez vivement tout de même car c'est plus fort que moi: je suis une nerveuse, une survoltée même, qui a par dessus tout horreur de traînasser et de perdre du temps, n'oubliez pas que je suis la cousine germaine de la Musaraigne. (Musaraigne, Taupe et Hérisson  appartiennent tous trois à l'ordre des Insectivores.)

 L'expérience m'a appris en effet qu'il n'était pas rare du tout, à condition d'inspecter soigneusement les parois, de trouver ici et là l'amorce d'un ver de terre qui s'apprêtait à poser le pied dans le tunnel et que je n'ai plus qu'à aider à terminer cet exercice délicat en le tirant de toutes mes forces à l'aide de mes 44 dents de crocodile. C'est pourquoi, tout en progressant, j'examine chaque détail des murs avec mon museau, comme un teckel. Je passe au détecteur à lombrics toutes les parois et tous les plafonds, promenant en spirale mon nez le long des couloirs.

Vous avez sûrement remarqué que je porte au bout du museau un petit groin rose rappelant en plus joli bien sûr, celui des cochons truffiers du Périgord. Des truffes ! vous parlez d'un exploit... J'aimerais mieux les voir chasser le Lombric moi, tous ces apprentis, ça, au moins ce serait du sport ! 

Savez-vous que j'ai l'odorat tellement sensible que je repère la présence d'un ver de terre à six centimètres dans l'obscurité complète ? Plus fort encore : en dépit de leur odeur peu puissante, je parviens à les détecter à travers une épaisseur de terre de dix millimètres, derrière les parois. 

Deux ou trois bons coups de griffes pour faire sauter la cloison et voilà la bestiole mise à nu, prête à être harponnée et tirée jusqu'à moi. Ne croyez pas d'ailleurs que ce soit un exercice des plus faciles : les plus gros des Lombrics sont incroyablement costauds ce n'est pas pour rien que l'un d'eux a même été baptisé Lumbricus herculeus  et ils s'y connaissent pour faire de la résistance, se cramponnant comme des forcenés à leur étroite galerie de toute la puissance de leurs centaines de petites soies. 

Je dois donc moi aussi m'arc-bouter à mon tunnel au moyen de mes griffes enfoncées dans les murs, et tirer de toutes mes forces vers l'arrière, comme un pêcheur de gros, mais avec suffisamment de douceur tout de même pour ne pas casser la ligne, et risquer de perdre bêtement, du même coup, la moitié de ma proie.

Sitôt que le ver lâche prise et tombe sur la voie publique, il me reste encore à le dévorer, et cela non plus n'est pas toujours une simple formalité... Tout en le maintenant au sol avec une de mes pattes, je cherche à tâtons dans l'obscurité, l'extrémité qui gigote le plus, c'est souvent la tête, et c'est donc par là que je commence à démembrer le condamné, tronçon après tronçon, en tirant dessus de toutes mes dents.

 Evidemment la bestiole, que j'ai complètement oublié d'euthanasier, passe ici quelques unes des minutes les plus atroces de son existence, et c'est la raison pour laquelle je vous demande comme un service de ne pas envoyer la photocopie de cette page à Amnesty International. 

D'ailleurs, le repas est vite terminé : en quelques secondes le ver, entièrement taillé en pièces, se retrouve au fond de mon estomac et il ne me reste plus qu'à nettoyer le mucus gluant dont il a taché ici et là mon beau manteau noir en se débattant. 

Profitons-en pour vous faire remarquer au passage qu'il est impossible de trouver un autre animal passant comme moi la moitié de sa vie à ramper le ventre dans la boue, l'autre moitié à combattre toutes sortes d'animaux visqueux dans des couloirs humides et sales, et dont le vison reste pourtant aussi impeccablement luxueux et propre, en toutes circonstances, du ler janvier à la Saint-Sylvestre.

Je le répète : dévorer un Ver de terre avec des grosses pattes raides comme les miennes, armées de doigts qui peuvent tout juste se plier, n'est pas chose facile. Et cependant, mon adresse est telle qu'il m'arrive souvent de réussir l'exploit suivant : passant le ver entre deux de mes doigts (un peu comme si je le faisais glisser à travers les dents d'un peigne à myrtilles) je lui compresse très fortement le ventre et lui retire toute sa terre, non seulement la boue qui le salit extérieurement mais encore l'humus que contenait son intestin, et qui sort de son ventre comme de la pâte giclant hors d'un tube dentifrice. 

Les savants se sont longuement interrogés sur l'utilité de cette pratique et ils ont vite fini par lui trouver un rôle hygiénique de première importance. La terre que mâche sans le vouloir la Taupe en même temps que ses proies, contient toutes sortes de minuscules pierres et grains de sable qui ont un effet abrasif absolument dévastateur sur ses dents : ils les poncent et les liment à la longue comme de la toile émeri.

Tant qu'elle est jeune, la Taupe est à juste titre fière de sa collection d'incisives, de prémolaires et de molaires, aussi aiguës et effrayantes que le râtelier d'un alligator.

Malheureusement, au bout de quelques courtes années d'existence, ces belles quenottes se retrouvent réduites à l'état de vieux galets, plus ou moins rabotées jusqu'aux gencives, et la pauvre bête ne peut plus que mâchouiller à grand peine les vers qu'elle attrape.

Mal mastiquer sa nourriture est très néfaste à la santé, votre vétérinaire vous le confirmera. Et c'est probablement la raison pour laquelle très peu de Taupes réussissent à survivre au-delà de 3 ou 4 ans. Un aïeul de 7 ans est à peu près aussi difficile à trouver, dans notre corporation, qu'un vieillard de 110 ou 120 ans chez les Humains.

On peut donc imaginer que le fait de presser le ventre des vers pour en faire sortir le sable serait un moyen parfait pour certaines Taupes précautionneuses de veiller inconsciemment à la santé de leurs dents. Je vous ai raconté la méthode du TGV et celle du teckel. Hélas, il arrive souvent qu'après avoir expérimenté successivement ces deux modes de chasse, je n'ai toujours pas trouvé de quoi remplir entièrement mon estomac, lequel peut théoriquement contenir jusqu'à vingt grammes de marchandises. (En réalité, je dois m'estimer heureuse si j'arrive à manger la valeur de quinze ou seize grammes au cours d'une même séance de travail.)

Eh bien, puisque les petites bêtes n'ont pas eu d'elles-mêmes la courtoisie de tomber dans mon piège, il ne me reste plus qu'à aller les chercher là où elles se cachent. Comment ? En me déguisant cette fois en chignole pour percer de nouveaux tunnels.

Ces travaux publics vont présenter pour moi deux gros avantages. Le premier est que mon piège va encore s'agrandir de plusieurs décimètres si bien que, lors de mes futures razzias, j'aurai des chances de mettre la main au collet de quelques voyageurs supplémentaires.

En bon artisan, j'augmente jour après jour la surface de ma boutique, améliorant en proportion les juteux bénéfices que je me fais sur le dos des touristes de passage: plus le filet a de mailles, plus fortes sont les chances de rapporter du poisson...

Malheureusement, s'il y a des profits, il faut aussi compter avec les pertes : à mesure que j'ajoute à mon capital quelques tronçons de tunnels fraîchement forés, je dois parfois me séparer, à mon grand regret, de certains de mes souterrains les plus anciens.

Ces derniers, à force d'être balayés jour et nuit par toutes sortes de courants d'air, voient en effet leurs murs se dessécher peu à peu, en sorte qu'au bout d'un moment, les vers de terre évitent complètement cette zone aride et que le tunnel ne fait plus un client.

Je cesse de visiter ces boyaux perpétuellement déserts ou bien, plus astucieux encore, je les rebouche, en y entreposant les déblais provenant des galeries neuves, ce qui m'évite d'avoir à les remonter dans les taupinières, une des corvées les plus fatigantes que je connaisse.

Le second avantage, immédiat celui-là est qu'en creusant sous terre, on tombe obligatoirement sur un certain nombre de Lombrics occupés à circuler à travers le sol.

Mais attention : il s'agit de faire vite, car les vers, qui ne sont pas idiots, comprennent parfaitement l'origine des énormes vibrations que mon travail de forage transmet dans tous les alentours.

Sitôt qu'ils perçoivent ces ébranlements souterrains, ils se mettent à fuir en direction de la surface. Dans la Nature, plus d'un petit malin a d'ailleurs remarqué ce manège, à commencer par certains oiseaux.

On a vu ainsi des Merles ou des Grives, grands amateurs de vers de terre, accourir dès que le sol se mettait à remuer sous les coups de boutoir d'une Taupe invisible creusant près de la surface.

Ils savent que ce tremblement de terre va avoir très rapidement pour effet de faire remonter à l'air libre quantité de lombrics qu'ils n'auront plus qu'à ramasser comme des dragées le jour du baptême.

Et que font les pêcheurs pour se procurer leurs appâts ? Ils créent des ébranlements sous la terre en frappant violemment le sol du talon de leurs bottes ou en faisant vibrer un bâton profondément enfoncé.

Or, si les lombrics, abusés par cette fausse alerte, montent quatre à quatre à l'étage du dessus se jeter directement dans la gueule du loup, à qui en revient le mérite ? A moi, la Taupe, et à personne d'autre. J'attends toujours qu'on me dise un petit merci.

Si je suis un animal aussi célèbre alors que bien rares finalement sont les hommes qui m'ont aperçue vivante, en chair et en os dans la Nature, c'est évidemment à cause de cette extraordinaire faculté que j'ai de forer la terre et de remonter à la surface des quintaux de déblais.

 

 

Confrontation.

 

 

 

Personne en Europe ne sait faire ce travail aussi vite, aussi longtemps, aussi parfaitement que moi. Bien sûr, je ne suis pas le seul animal à creuser des terriers. Parmi mes concurrents les plus doués, il faut signaler, dans la catégorie poids lourds, le Blaireau, grand déménageur de tombereaux de cailloux ; et dans la catégorie poids plume un extraordinaire insecte des jardins, qui a l'air de sortir tout droit d'un film d'épouvante : la Courtilière, alias Taupe-grillon.

Elle aussi creuse de jolis petits boyaux dans le sol, à son échelle bien entendu, et pour l'honorer je n'oublie jamais de l'inscrire aussi  souvent que possible à mon menu. A noter ce détail étrange : ces deux confrères et moi-même possédons, en guise de patte avant, une pelle-pioche plus ou moins calquée sur le même modèle.

Mais hélas, il faut aussi signaler quelques imitateurs de mauvais goût qui essaient de se faire passer pour des taupes alors que, de toute évidence, ils se feraient étendre au CAP de mineur-terrassier si d'aventure ils avaient le toupet de s'y présenter.

Le plus nul de ces imposteurs est à coup sûr le Campagnol terrestre, plus connu sous le nom de Mulot , et qui n'hésite pas à se faire appeler, dans certaines régions « Rat taupier ». Fausse identité bien sûr : le véritable Mulot ne lui ressemble en rien.

 Cet escroc n'est absolument pas équipé pour creuser sérieusement des trous, en particulier sa main n'a nullement la forme d'une pelle et pourtant, allez savoir comment, il réussit à faire des taupinières tellement bien imitées que les trois quarts des gens n'y voient que du feu et les confondent avec les miennes. 

Je n'ai pas besoin de vous dire que c'est absolument catastrophique pour mon image de marque car, les années où cette bestiole pullule, on me colle sur le dos tous les délits et méfaits dont elle se rend coupable.

En effet, loin d'être un paisible ramasseur d'insectes et de Lombrics, le Campagnol terrestre exerce la profession de cambrioleur; il ne creuse des galeries que dans le but de s'introduire illégalement dans les betteraves d'autrui et de dérober par dessous, sans se faire voir, le contenu de toutes sortes de racines précieuses : carottes, navets, pommes de terre et autres légumes cultivés à grands frais par les contribuables.

 

 

Organisation.

 

 

Mais assez parlé de cet incapable. La Taupe a juste la taille idéale pour le métier qu'elle exerce. La Taupe regrette-t-elle quelquefois de ne pas être deux fois plus petite ? Mille fois non ! Elle sait qu'elle n'aurait alors plus assez de forces pour remuer énergiquement tous ces kilos de terre, et harponner les lombrics avant qu'ils n'aient eu le temps de s'enfuir. Mais à l'inverse, supposons une seule seconde qu'elle soit deux fois plus grosse : ne serait-ce pas un excellent atout pour elle ? Hélas non, pas davantage. Car il lui faudrait cette fois capturer un nombre insensé de vers de terre rien que pour calmer sa faim ; ce qui fait qu'elle devrait augmenter de façon démesurée la longueur de ses galeries et la taille de son territoire. Vraiment pas très rentable comme calcul ! Elle a donc su, d'instinct, trouver la taille idéale. Toutes nos félicitations !Les savants ont d'ailleurs remarqué que les mammifères souterrains se nourrissant d'insectes ont tous à peu près le même poids que la Taupe (environ 100 grammes) et cela dans le monde entier ; alors que les rongeurs souterrains, qui eux n'ont aucun souci à se faire pour leur ravitaillement (ce ne sont vraiment pas les racines qui manquent dans ta Nature), peuvent se permettre d'être nettement plus gros : leur taille est en général de près du double. 

A présent il s'agit de vous montrer la façon de faire d'une véritable professionnelle de la mine, ayant reçu de la Nature un équipement de très haute qualité. 

Regardez tout d'abord les deux outils que je porte au bout des bras. Ce qui va vous frapper c'est leur ressemblance (assez impressionnante) avec de petites mains humaines que quelqu'un aurait directement cousues à mon manteau de fourrure, un peu comme celles d'une marionnette, tout le reste du bras, un bras énorme aux os trois fois plus épais que les vôtres, étant caché sous la peau.

Une légende raconte qu'il existait autrefois sur la Terre une femme tellement orgueilleuse que Dieu ne put la supporter il la transforma en petit animal et l'envoya vivre sous le plancher des vaches.

Ainsi naquit, dit-on, mon ancêtre, la première Taupe.

C'est ce qui explique, précise la légende, que « cette bête possède des pieds et des mains comme tout bon chrétien » je ne sais pas si l'histoire est exacte mais ce qui est sûr, c'est que cette patte est un outil de travail vraiment extraordinaire.

Allongée dans mon boyau de mine, la queue à la verticale et frottant contre le plafond, j'enfonce une de ces pelles-bêches dans le sol qui se trouve devant moi et, de mes cinq doigts prolongés par des pointes acérées, je disloque et sépare de grands quartiers de terre que je rejette brutalement en arrière d'un coup de nageoire.

Tout en travaillant, et en ouvrant le sol du plus vite que je peux, je tortille la grosse barrique arrondie qui me sert de corps, de façon à plaquer et compresser contre les parois un maximum de la terre ainsi récupérée, si du moins celle-ci n'est pas trop dense: ce sera toujours autant que je n'aurai pas à remonter à la surface. je creuse d'une seule patte à la fois, prenant bien soin, pour me protéger le museau et les yeux, de tourner la tête du côté de celle qui ne travaille pas et qui prend solidement appui contre le mur.

Régulièrement, toutes les 4 ou 5 pelletées, je procède à un rapide changement d'outil: la main gauche remplace la main droite au creusage, tandis que c'est au tour de cette dernière de s'arc-bouter contre la paroi.

Grâce à cette précaution, non seulement ma galerie avance avec une régularité parfaite mais je ménage mes outils de travail, en particulier les griffes qui s'usent ainsi de façon à peu près équilibrée.

Contrairement aux autres entrepreneurs de travaux publics, impossible pour moi, en cas de pépin, de courir au garage voisin pour demander l'échange de telle ou telle pièce. Quant à mes pattes arrière, elles travaillent dur elles aussi. Ecartées au maximum, elles enfoncent les pointes acérées de leurs orteils dans les murs et me poussent de toutes leurs forces en avant, pour me faciliter le forage. 

Chaque fois qu'une de mes bêches repousse en arrière une grosse pelletée de déblais, la patte arrière correspondante s'écarte aussitôt pour laisser passer la giclée de gravats avant de l'envoyer valser plus loin encore, d'une violente ruade, parfois jusqu'à un demi-mètre dans le fond de la galerie.

Et je creuse, et je creuse ! je ne m'arrête pas une seconde, sauf bien entendu pour avaler un petit casse croûte sur le chantier, je veux dire: dévorer goulûment tout lombric, ver blanc endormi ou autre chrysalide de papillon que je déterre au fur et à mesure de ma progression dans le sous-sol.

Evidemment, derrière mon dos, dans le noir, les déblais s'amoncellent, finissant assez rapidement par obstruer plus ou moins le tunnel. Aussi, lorsque je sens que le tas est devenu à ce point important qu'il s'éboule légèrement sur mes pattes arrière, je comprends que le moment est arrivé d'évacuer tous ces déchets vers l'extérieur.

Encore faut-il, bien entendu, faire un demi-tour complet dans mon étroit boyau pour me retrouver face aux gravats. Me prenant sans doute pour une grosse mémère empotée, beaucoup de savants ont longtemps été persuadés que cet exploit m'était tout à fait impossible et ils ont imaginé que je devais creuser un élargissement spécial pour effectuer cette manoeuvre.

Erreur: si balourde que je puisse paraître à la surface du sol, je me montre au fond de ma galerie d'une souplesse de souris. Il me faut exactement une seconde quatre centièmes pour opérer une culbute complète sur moi-même et me retrouver face à la sortie.

Jusqu'a présent j'avais joué les excavatrices ; je vais maintenant me transformer en petit bulldozer. Mes pattes arrière plantées dans les murs me serviront de chenilles antidérapantes, tandis qu'en guise de lame, je n'aurai qu'à disposer une de mes bêches en travers de la galerie, comme un petit bouclier.

 Deux ou trois féroces coups de boutoir suffisent pour repousser le tas de terre de plusieurs centimètres. Aussitôt je change de patte et donne de nouveau deux ou trois violents coups.

Le monceau de gravats, qui peut peser jusqu'à dix fois mon propre poids, est incapable de résister à un tel traitement. Il doit reculer honteusement par saccades en direction de l'air libre.

Cette montagne de déblais ne peut rester sous terre, vous vous en doutez. Il faut que j'aille m'en débarrasser discrètement à la surface, c'est à dire à dix, vingt, quelquefois cinquante centimètres au-dessus de ma tête.

Pour effectuer cette besogne épuisante j'ai creusé tout exprès une galerie spéciale d'évacuation, plus ou moins verticale, appelée : « cheminée ». je m'introduis donc à l'intérieur de ce conduit, portant au-dessus de ma tête, au prix d'efforts véritablement surtaupains, l'énorme colonne de déchets à faire disparaître.

Les Hommes ont très longtemps cru que je repoussais ces matériaux avec ma tête. Impossible : mon groin rose, beaucoup trop fragile, ne supporterait pas un tel fardeau.

En réalité, c'est une fois de plus de ma main de sorcière que je me sers. Etalée à l'horizontale, au dessus de ma tête, comme le plateau d'un serveur de restaurant, elle monte l'énorme boudin de terre, bien souvent collante, qui frotte et qui racle désespérément contre les murs rugueux de la cheminée. 

Quelle corvée ! pour le faire progresser, Je dois là encore donner de formidables coups de bélier vers le haut et hisser, secousse après secousse, l'épuisante cargaison jusqu'à ce qu'enfin elle débouche à l'air libre et s'écroule tout autour de la taupinière en dévalant les pentes comme une coulée de lave sur un volcan.

Vous me direz qu'il est assez culotté de ma part de me débarrasser ainsi de mes gravats en les déposant chez mon voisin, le cultivateur qui exploite la pâture du dessus. N'est-ce pas lui qui, au printemps prochain, va être bon pour étaler toute cette terre, avec son tracteur et son étaupineuse, à ses frais et pendant des heures en me traitant je suppose de tous les noms d'oiseaux ?

Je dois reconnaître que c'est un vrai problème, toutes ces affaires de déchets... D'un autre côté, que voulez-vous que j'en fasse: je ne peux pas les envoyer sur la Lune ! ... Et puis, est-ce que vous vous gênez, vous les Hommes, pour ensevelir vos poubelles toxiques et vos cochonneries de containers radioactifs chez moi, dans le sous-sol ? Non!...Bon, alors, n'en parlons plus, nous sommes quittes.

En attendant, pas une seconde à perdre: juste le temps d'avaler une petite bouffée d'oxygène, je plonge à reculons dans ma cheminée et regagne en courant le fond de ma mine pour reprendre mes travaux de fouille avant que tous les vers de terre du secteur n'aient eu le temps de prendre la fuite.

Les savants ont calculé que le transport à l'horizontale d'un kilo de déblais était quatre fois plus fatigant pour la Taupe que le simple fait de creuser le sol pour extraire ce kilo de terre, ce qui pourtant, croyez moi, n'est déjà pas une mince affaire.

Alors que dire de la montée de toutes ces masses effrayantes, poussées d'une seule main le long des cheminées ? Des puits qui peuvent parfois, dans certains cas, rares il est vrai, atteindre un mètre cinquante de hauteur à travers le sol.

Imaginez-vous, galopant de la cave au grenier, le long d'une échelle meunier avec sur le dos un sac de pommes de terre aussi lourd que vous. L'explication est simple : je suis d'une force incroyable, supérieure à mon avis à celle de l'éléphant, toutes proportions gardées bien sûr.

Jugez plutôt: un savant polonais, Stanislaw Skoczen, a étudié une Taupe transportant, dans sa cheminée, des colonnes de terre de 40 centimètres de haut et  pesant 800 grammes: 10 fois le poids du petit ramoneur !

Une autre taupe en laboratoire, montra qu'elle était capable de soulever d'une patte un fardeau de trois kilos (soit 25 fois son poids). C'est beaucoup mieux, signalons-le, que les soi-disant performances de votre Paul Anderson, 165 kg, « recordman » du monde. Ce dernier est entré dans l'histoire pour avoir réussi l'exploit  (?) de soulever 2,844 tonnes allongé sur le dos, des deux bras et pendant quelques secondes seulement. Soit tous comptes faits, 30% de moins que moi. J'ai calculé que, vu son poids, ce candidat aurait pu me battre au prix d'un petit effort supplémentaire: il lui suffisait d'ajouter 1,5 t. à ses haltères!

Ne croyez pas pourtant que, pour exercer le métier de Taupe, il suffise simplement d'avoir d'énormes biscotos. Il faut, en plus, être d'une intelligence à mon avis très au-dessus de la moyenne.  C'est que je dois en avoir drôlement sous les bigoudis pour résoudre tous les problèmes ardus qui se posent à moi tous les jours. Un exemple parmi dix autres : de quelle façon maintenir mes galeries de chasse à une profondeur à peu près constante, sans descendre exagérément sous la terre ni frôler de trop près la surface ? Cela n'a l'air de rien mais c'est toute une technique. La preuve, les jeunes taupes, au début de leur vie professionnelle, ne savent pas très bien comment s'y prendre : leurs tunnels se reconnaissent à leur tracé biscornu et au fait qu'ils viennent fréquemment crever par erreur la surface du champ.

Autre casse tête, très difficile à résoudre celui là, un des plus compliqués de tous ceux que rencontre la taupe : quand se décider à construire une nouvelle cheminée pour évacuer les déblais ?

En effet, plus la galerie s'allonge, plus la distance que le mineur va devoir parcourir en poussant son wagonnet pour évacuer les gravats par le puits le plus proche s'allonge elle aussi. Or nous savons que c'est là une tâche particulièrement rebutante.

La première solution qui vient aussitôt à l'esprit est évidemment de fabriquer une nouvelle sortie, tout près du chantier, afin d'avoir moins de camionnage à faire. Malheureusement, ce forage constitue, lui aussi, un travail passablement harassant. De plus, tous les déblais provenant de cette cheminée neuve devront être évacués par l'ancienne, d'où un considérable surcroît de fatigue.

Alors, comment faire ?

Oui comment taire ? Un savant, désireux de se faire une religion, plancha sur ce problème ardu, armé de sa calculatrice et aboutit, après une trentaine de cachets d'aspirine, à la formule suivante: à ce que j'ai compris, la solution la plus rentable dépend essentiellement de la profondeur du tunnel.

Si ma galerie est peu profonde, par exemple à 15 centimètres sous la surface, j'ai intérêt à forer souvent des cheminées, disons une tous les 50 centimètres. Bien entendu j'évacuerai à chaque fois peu de terre, ce qui me donnera des taupinières plutôt petites.

En revanche si ma mine est enterrée à grande profondeur, il est préférable, d'après ce savant, de ne creuser des cheminées que nettement plus rarement. Ce qui donnera naissance à des taupinières espacées mais énormes.

Or, bien que je ne possède, je le jure, aucun ordinateur à la maison, vous pourrez constater vous même, en vous promenant dans la première pâture venue, que des petites taupinières rapprochées indiquent bel et bien presque toujours le cheminement d'une galerie souterraine peu profonde.

Tandis que de très grosses taupinières espacées jalonnent, quoique de façon plus vague, le tracé d'une ligne Maginot plus profondément enterrée. La preuve est donc faite que j'ai su résoudre la question toute seule dans la Nature, sans crayon-bille ni racine carrée, aboutissant les yeux fermés aux mêmes conclusions que cet éminent ingénieur bardé de diplômes.

Une démonstration de plus qu'il n'est nul besoin de sortir de l'Ecole des Mines pour épater la galerie.

Et si ma ligne de métro vient à remonter pour une raison ou pour une autre, tout près de la surface... disons à moins de 5 centimètres de profondeur ? Alors tout devient encore plus facile: je n'ai même plus à faire de taupinière. Je me contente de repousser la terre avec mon dos et avec ma main, vers le haut, en compressant de toutes mes forces les déblais de tous côtés contre les parois. Cela crée une sorte de couloir en forme de boudin, courant à la surface du gazon comme un tuyau d'arrosage.

C'est ce que l'on appelle dans le jargon des Taupes une « galerie de surface ». Principal avantage des galeries de surface : elles sont nettement moins fatigantes à faire que les tunnels profonds, si bien que l'on peut en fabriquer sans trop de peine des longueurs impressionnantes, jusqu'à 10 mètres en une seule séance de travail.

Inconvénient, elles ne durent jamais très longtemps: au bout de quelques semaines, voire de quelques jours, leur toit de terre est déjà abîmé par les intempéries, troué ici et, là par les sabots des vaches ou aplati par le passage des engins agricoles, en sorte qu'il faut sans cesse les réparer ou en créer de nouvelles... je ne sais pas finalement si c'est une très bonne idée. 

En cherchant bien vous trouverez des galeries de surface partout dans la nature, mais là où elles vous sauteront littéralement aux yeux, ce sera dans les terres cultivées fraîchement ensemencées ou bien sur les jolies pelouses bien tenues où elles font l'admiration unanime de tous les jardiniers.

 

 

Constitution.

 

 

 

En ma qualité d'ingénieur des mines, j'ai encore un problème crucial à résoudre: celui de l'aération de mes galeries. Au fond de ma petite Ligne Maginot souterraine, je dois travailler et circuler dans des conditions d'hygiène franchement illégales, qui  feraient bondir n'importe quel syndicaliste et provoqueraient, si elles venaient à être divulguées, une descente immédiate des services de l'Inspection du Travail.

D'après les règlements, en  effet, un travailleur de force doit respirer un air non pollué comportant le taux réglementaire de 21 % d'oxygène. Or, dans le trou à rat où je  turbine nuit et jour, le taux d'oxygène descend  couramment à 16 %, parfois même à 6%  seulement !

Pire encore : la teneur en gaz  carbonique dépasse dans l'autre sens toutes les normes édictées par l'OMS: 10 à 55 fois plus de dioxyde de carbone hautement  toxique dans une galerie de Taupe, à un  demi mètre de profondeur, que dans le bon air campagnard respiré à pleins poumons, deux mètres au dessus, par ces veinardes de vaches.

Bien sûr j'ai reçu, d'origine, tout l'équipement nécessaire  pour pouvoir travailler sans défaillir dans des conditions aussi scandaleusement  insalubres. Je bénéficie par exemple d'un appareil respiratoire hors normes.

La  Nature n'a pas lésiné, mes deux poumons sont gigantesques: le double de ceux des mammifères de ma catégorie.  Elle a également pris la peine de m'injecter  dans les veines deux fois plus de sang et deux  fois plus d'hémoglobine que pour n'importe  quel animal ordinaire.

L'hémoglobine je le rappelle à l'intention de ceux qui dormaient en classe est la substance rouge qui donne au sang sa belle couleur, qui prend la peine de fixer l'oxygène de l'air et de le transporter partout dans l'organisme.

Ainsi le sang représente-t-il chez moi environ  8 % du poids total du corps, alors que chez un escroc comme le Campagnol terrestre, il n'atteint même pas 4% : deux fois moins. C'est à  de petits détails comme celui là qu'on fait la différence entre les véritables mineurs de fond et de vulgaires terrassiers du dimanche. 

Signalons que ce taux renforcé d'hémoglobine est l'apanage  des animaux qui doivent vivre et parfois travailler  dans des atmosphères dangereusement pauvres en oxygène. Ceci explique que  curieusement l'animal dont le sang se rapproche le plus de celui de la Taupe n'est autre que le Lama, célèbre pour exercer la profession de bourricot mal rétribué dans l'atmosphère raréfiée des hauts plateaux des Andes.

Néanmoins, si perfectionné que soit tout cet équipement il n'est pas suffisant, et je dois en permanence faire attention à ne pas me laisser asphyxier au fond de ma mine. Réalisez qu'il suffirait d'un petit bouchon de terre compacte d'un centimètre d'épaisseur pour me couper totalement l'arrivée de l'air ; et, si je n'avais aucun moyen de creuser pour me sortir de là, ce serait la mort en moins de cinq minutes.

A la campagne, on se moquait autrefois des habitants un peu demeurés en les traitant d'« enterreurs de Taupes vivantes ». A tort : une Taupe enterrée de force, ensevelie par exemple sous un énorme tombereau de terre, aurait bel et bien toutes les chances de mourir rapidement asphyxiée, avant d'avoir pu terminer la moindre galerie d'évasion.

 

 

 

Aération.

 

 

 

C'est pourquoi je veille avec le plus grand soin à ce que mes tunnels soient perpétuellement ravitaillés en oxygène. Et, sans vouloir me vanter, j'y réussis à merveille. J'utilise tout d'abord mes taupinières comme filtres à vent.

La bise qui souffle en surface y pénètre et, s'introduisant dans les couloirs, alimente mes galeries en air frais. Comme cela ne suffit évidemment pas, je creuse, ici et là, dans les plafonds, des cheminées d'aération qui montent jusqu'à la surface, générant de petits courants d'air qui renouvellent l'atmosphère polluée de la mine. Ces prises d'air passent à peu près complètement inaperçues dans la Nature, bien que l'on puisse parfois en trouver tous les deux ou trois mètres le long du tracé de certains tunnels. Motif : elles débouchent daris l'herbe et ne sont surmontées d'aucune taupinière, en sorte qu'on n'y prête aucune attention, ou qu'on les confond neuf fois sur dix avec des trous de rongeurs.

Elles ne deviennent visibles qu'à certains moments de l'année très particuliers, par exemple quand la neige se met à fondre au printemps, ou bien encore lorsque des torrents d'eau s'y engouffrent après les grosses pluies d'orages.

Deux savants étudièrent un jour le réseau de galeries d'une Taupe au moyen d'anémomètres très sensibles et ils constatèrent avec surprise que le système de ventilation était si parfait que, lorsqu'un vent assez fort soufflait en surface, on le retrouvait au fond des tunnels sous la forme d'un petit courant d'air très doux, quarante fois moins rapide.

A l'inverse, quand l'air au dessus du sol était absolument étouffant et immobile, leurs instruments mesuraient tout de même dans les boyaux de mine une légère brise sympathique et douce de 24 cm/seconde. De quoi améliorer la teneur en oxygène et chasser le grisou.

Toute la science d'ingénieur de la Taupe consiste donc à régler ce système très complexe d'aération, au mieux de ses besoins et en fonction des aléas climatiques. Par exemple, de la même façon que la ménagère ouvre tout grand ses fenêtres au premier soleil, je peux, au printemps, grâce aux cheminées, faire pénétrer un peu d'air doux dans la terre encore glaciale.

A d'autres moments, au contraire, il me faudra boucher certaines ouvertures pour modérer la circulation d'air. Un travail de régulation qui va parfois jusqu'à nous coûter la vie ; car il suffit que tel ou tel jardinier mal-intentionné perce un trou dans le toit d'une de nos galeries pour que nous nous dépêchions de venir au plus vite colmater la fuite qui détraque toute notre climatisation. Et c'est en surgissant ainsi pour jouer les plombiers que nous donnons tête baissée dans le piège mortel que ce scélérat avait disposé à notre intention au beau milieu du passage...

Ravitaillée en oxygène par toute cette tuyauterie souterraine, et pleine à ras bord du bon sang de Lama qui bouillonne dans mes veines, me voilà armée pour abattre du boulot comme personne. Pour réaliser à quelle vitesse et avec quelle ardeur je suis capable de remuer des montagnes de terre, écoutez ceci : une Taupe pesant 80 grammes a été chronométrée creusant puis remontant à la surface du sol, sous la forme de 4 belles taupinières, un total de 15,5 kilos de terre en 90 minutes de travail.

Soit pour un homme de 60 kg, 12 tonnes chargées sur un camion.

 

N'allez pas toutefois vous imaginer que je travaille en permanence, pour le plaisir, comme une forcenée. Bien au contraire ! Neuf fois sur dix, mes petites séances de forage durent chacune peu de temps : une vingtaine de minutes, au grand maximum, une demi-heure. Taux de productivité : deux fois le poids de l'ouvrière déménagés à chaque minute. 

 

 

Installation.

 

De toute façon, quoi qu'il arrive, au bout de trois ou quatre heures d'activité, c'est un principe : que mon estomac soit plein à ras bord de victuailles, ou qu'il reste toujours aux trois quarts vides, j'abandonne ma galerie de mine, j'interromps toutes mes patrouilles à travers les couloirs et je rentre à la maison: je regagne à petites foulées, quelque part dans mon labyrinthe, le studio douillet qui m'attend et où je vais pouvoir dormir comme un Loir.

C'est un gros cocon fait de feuilles ou d'herbes, que j'ai empilées moi-même pièce par pièce du mieux que j'ai pu. Les Taupes ne sont pas du genre à se casser la tête à construire un nid savant, composé de différents matériaux, comme font les petits oiseaux : elles se contentent d'escalader l'une de leurs cheminées et de ramasser en surface tout ce qui traîne aux alentours immédiats de la margelle du puits, avant de rentrer à reculons avec une pincée de matériaux entre les dents.

Pendant cette opération délicate et passablement dangereuse, elles se tiennent prêtes à faire machine arrière à la moindre alerte, ne sortant à l'air libre que le strict minimum de leur corps, parfois simplement le bout de leur nez ; tout cela , vous l'avez deviné, à cause des Chouettes, des Buses, des Renards, des Martres et des Chats qui se relaient jour et nuit pour terroriser les forêts et les pâturages.

 Voilà pourquoi, sans doute, notre petite cabane de spéléo est constituée la plupart du temps d'un matériau unique ; c'est ainsi que  l'on trouve des nids faits presque exclusivement de feuilles de Hêtre, d'autres qui ne comportent quasiment que des feuilles de Chêne,ou de Bouleau, d'autres encore en mousse, ou en herbe, ou en foin bien sec, en jonc, en paille, etc... le choix de la matière dépendant uniquement de l'endroit  prairie, forêt, champ, marécage  dans lequel nous habitons.

Il existe aussi des nids tout à fait extravagants, composés par exemple de poils de lièvre, de plumes de perdrix, de chiffon et même de vieux journaux,  le plus excentrique de tous est sans doute celui de cette taupe anglaise installée derrière une auberge, et dont le bidonville souterrain était entièrement bourré de vieux emballages de chips !

Sitôt à la maison, je me glisse dans ce gros cocon de feuilles par une entré secrète que je referme toujours soigneusement derrière moi en entrant comme en sortant  et c'est là que, roulée en boule à la façon d'un petit Hérisson, la tête entre mes pattes arrière, je m'écroule au pays des rêves. Pour récupérer, on peut dire que je récupère. J'ai beau ne dormir que trois ou quatre heures, mon sommeil ressemblerait presque à un petit coma, tant il est profond ma respiration ralentit, ma température chute de plusieurs degrés. On raconte même qu'il serait possible de me capturer pendant mon sommeil, à condition évidemment de procéder très doucement et d'enlever avec mille précautions la terre environnante. Ne pariez pas trop d'argent là-dessus quand même.

 

A trois séances de roupillon par jour, il est facile de calculer que je asse environ 12 heures sur 34,  la moitié de ma vie, à dormir dans mon nid.

C'est dire si je dois veiller à ce que cette retraite soit située dans un endroit aussi  abrité que possible. Contre les Hommes  les plus dangereux de tous mes ennemis  je suis parée: mon abri, enterré à plusieurs dizaines de centimètres en dessous du plancher des vaches, est absolument indétectable depuis la surface.

 Mais toutes les Taupes n'ont pas cette chance; ce n'est pas le cas par exemple de mes consoeurs qui habitent les prairies un peu trop marécageuses, ni de celles  vivant dans les zones rocheuses de montagne. Les unes et les autres ne peuvent en effet se  construire de bunker souterrain.

Et pour cause: les premières se retrouveraient vite les oreilles dans l'eau, lorsque la nappe phréatique remonte brusquement après les grandes pluies d'automne; quant aux secondes, elles ne disposent bien souvent que d'une couche de terre trop peu épaisse au-dessus de la roche. Sans doute pourraient-elles installer tant bien que mal leur nid juste en dessous du niveau de l'herbe, mais alors elles ne seraient plus vraiment abritées du froid terrible en hiver.

Imaginez un instant que vous êtes une de ces Taupes malchanceuses confrontées à l'épineux problème de mettre votre à nid l'abri à la fois des inondations qui le menacent par dessous, et du froid qui le guette par dessus ?

Allez ! creusez vous un peu la tête ! Quelle solution auriez vous donc proposé au S.D.T.M.M''' si d'aventure il vous avait demandé votre avis ? Syndicat de Défense des Taupes de Montagne et des marécages)

Mon pauvre ami ! Heureusement que ces malheureuses habitantes des montagnes et des prairies humides n'ont pas attendu votre proposition... Elles ont rudement bien fait de résoudre le problème toutes seules, à la façon habituelle des Taupes: avec des trésors d'astuce et un courage digne d'un ouvrier des Houillères qui ne craint pas, lorsqu'il le faut, de déplacer la terre par wagons entiers.

Impossible d'enterrer profondément notre nid, se sont elles dit... Eh bien tant pis : nous allons le déposer au ras de l'herbe. Mais pour le protéger à la fois du froid et des ennemis, nous entasserons par dessus une colossale masse de terre que nous nous procurerons en creusant autant de mètres de galeries qu'il sera nécessaire.

Ainsi construisent elles, parfois en très peu de jours, une taupinière géante pouvant facilement mesurer dans certaines régions un demi mètre de hauteur sur un mètre cinquante de largeur  tellement énorme qu'elle a un peu l'air d'être la maman de toutes les taupinières du voisinage. Un travail proprement ahurissant car le tertre en question peut peser jusqu'à sept cents kilos, ce qui représente les déblais provenant de quelque 170 m de galeries, remontés patiemment, wagonnet après wagonnet, de tous les tunnels des alentours.

Les observateurs d'autrefois appelaient ces énormes tumulus de terre les « châteaux des marécages », ou bien les « donjons », ou bien encore les « forteresses » de la Taupe.

Et en effet en regardant précautionneusement à l'intérieur (1)  Dimensions records : hauteur : 90 cm ; diamètre : 2,40 cm d'une de ces buttes, l'on peut découvrir un spectacle étrange :  En bas, juste en dessous ou légèrement au dessus du niveau du sol, une salle plus ou moins ronde aux murs lisses, entièrement occupée par un cocon de feuilles ou de foin : c'est ici que, quelques minutes auparavant, dormait probablement encore la Taupe, vérifiez, une fois sur deux le nid est tiède. 

Partant ou non de cette chambre et montant en spirale jusqu'en haut de la pyramide, noyées dans la terre, de très longues galeries en pente douce, se croisant aux différents étages en de multiples carrefours, reliées les unes aux autres par des passages obscurs, ou bien rejoignant les profondeurs du sol en direction du labyrinthe. 

Enfin, sous le lit à baldaquin de la Taupe, une galerie filant vers les catacombes  et dont le fond est parfois rempli d'eau.  Avouez franchement que tout  l'austère chambre à coucher de la marquise, les souterrains, les corridors, les chemins de ronde, et même le puits, indispensable en cas de siège  tout rappelle bel et bien une citadelle du Moyen âge.

Mais à quoi servent ces longues galeries en colimaçon, si étonnantes, qui s'entrecroisent au coeur de la masse de terre ? ... A me permettre de m'enfuir, en cas d'attaque  par exemple lorsqu'un archéologue amateur entreprend de découper cette petite motte féodale tranche après tranche pour étudier ce qui se dissimule à l'intérieur ? Vous me prenez pour une pomme ou quoi ? Imaginez vous vraiment que je sois assez bête pour galoper le long de cette interminable rampe en tire bouchon, et faire plusieurs fois le tour complet de ma forteresse avant de plonger sous terre ?

Ma galerie de fuite, la voici : c'est ce tube qui prend naissance dans le plancher de ma chambre. Il me suffit de m'y laisser tomber à la moindre alerte. Sous prétexte qu'il est parfois plus ou moins inondé lorsque la nappe phréatique remonte, les fouilleurs en ont parfois conclu un peu hâtivement que c'était un puits destiné à me ravitailler en eau pendant l'hiver.

Complète erreur archéologique ! je ne dis pas que je n'y descends jamais, la tête en bas, pour avaler une petite gorgée ; mais sachez que, de l'eau, je n'en ai en général nul besoin : celle que contiennent les vers de terre (85% du poids de ces petites bêtes) suffit dans l'ensemble largement à étancher ma soif.

 

Ces longs chemins de ronde montant en hélice ne sont en réalité que des tunnels intérieurs ayant servi à hisser patiemment,  décimètre cube après décimètre cube, la demi tonne de terre qui forme aujourd'hui la masse de mon donjon.

Vous me direz que j'aurais pu combler tous ces corridors après usage. Évidemment, mais pas si bête ! je les conserve au contraire précieusement, me contentant de les rendre invisibles, côté champs, en bouchant leur sortie par un petit tampon de terre. Ainsi, quand le vent des pâturages vient fouetter ma forteresse, une partie de l'air pénètre à travers les murs poreux et circule dans tous les couloirs, assurant une aération parfaite de l'édifice tout entier.

Un endroit, un seul, reste en permanence à l'abri du moindre courant d'air : c'est la chambre ronde où je dors paisiblement et où, par un effet miraculeux du système de ventilation, pas un grain de poussière ne remue.

 

 

Location.

 

 

A noter que, un peu à la manière des gros édredons des grand mères qui protégeaient autrefois bien douillettement les dormeurs dans les alcôves non chauffées le nid de la Taupe reste toujours parfaitement sec et chaud, même au plus fort de l'hiver quand les murs de la petite tanière sont blancs de givre.

L'énorme villa de la Taupe est une telle réussite de maison écologique, un tel havre de paix, qu'elle ne tarde évidemment pas à attirer la convoitise de certains. Comme le château du Moyen âge, elle paraît, l'automne venu, avoir pour vocation de servir de refuge et d'abri à tous les manants des environs.

Dès que le temps commence à se refroidir, voici toutes sortes d'insectes qui arrivent à pattes, en catimini, par les galeries. Ils se faufilent entre les feuilles de mon nid  qu'ils finissent par infester complètement.

Un savant, examinant plusieurs dizaines d'habitations de taupes, ne recensa pas moins de 120 espèces différentes passant l'hiver dans le lit de la Taupe, en parfaits sans gêne, parmi lesquels hélas, il faut le déplorer, un certain nombre de puces et d'acariens dormant directement dans la fourrure de la châtelaine.

Il  n'y a pas que les petites bestioles qui sont intéressées par le confort du Donjon de la Taupe. Dans certaines régions marécageuses d'Allemagne ne voit-on pas débouler les Crapauds ?

Ils s'introduisent, du moins on le soupçonne, par les égouts et s'installent pour la durée de la mauvaise saison, non pas dans la chambre à coucher du propriétaire, il ne manquerait plus qu'eux !  mais dans les énormes murailles de la forteresse où ils se ménagent de petites guérites au sein de la terre, meuble avant d'entrer en semi léthargie.

Ils sont parfois nombreux : cinq crapauds communs et un Crapaud vert"' trouvés un jour dans les parois d'un même château !

 Le nid de la Taupe finit par être tellement infesté de parasites de tout poil qu'au bout d'un an la pauvre bête est obligée de déménager et d'abandonner complètement son gîte.  Que faire ? Reconstruire à zéro une nouvelle forteresse un peu plus loin ?

Vous plaisantez, on voit bien que ce n'est pas vous qui allez être obligé de jouer une fois de plus les bulldozers et d'attraper des lumbagos à force de remonter tous ces quintaux de glaise à l'air libre. Une étude n'a t elle pas calculé que pour construire un donjon de taille moyenne, la Taupe devait sacrifier, en heures supplémentaires (non payées), l'équivalent de 72 journées de travail ordinaires ? On comprend qu'elle ne recommence pas une pareille folie tous les ans.

Aussi, mes cousines propriétaires de manoirs se contentent elles bien souvent de creuser une nouvelle chambre juste au dessus de l'ancienne (définitivement abandonnée), en modifiant légèrement l'ordonnance des galeries et en agrandissant parfois mais pas toujours  la forteresse. C'est bien joli d'offrir un logis à tous les Cloportes et à tous les Crapauds du canton; mais moi, la Taupe, comment vais je passer la mauvaise saison qui arrive ? Vous y avez  songé ? Car, sachez le, il y a deux périodes que je redoute par dessus tout dans l'année.

 

 

Adaptation.

 

 

La première: l'été, la seconde: l'hiver.  L'été, tout d'abord. En juillet août, lorsque la canicule commence à s'installer, j'ai exactement la même angoisse que mon ami le cultivateur qui, à l'étage du dessus, exploite la pâture en GAEC avec moi. C'est la peur de la sécheresse.

Quand je sens que l'humidité de mon terrier commence à décliner, je surveille avec une inquiétude croissante les bulletins météo. Que l'absence de pluies se prolonge indéfiniment et je vais commencer à connaître des difficultés.

 D'abord, les vers de terre, qui ne supportent pas de vivre dans un sol sec, descendent d'un ou plusieurs étages et courent se réfugier dans les profondeurs.

 Dans un premier temps, ce n'est pas trop grave. Je n'ai qu'à creuser moi aussi des galeries profondes, ou à utiliser celles que je possède déjà et qui plongent jusqu'à 80 centimètres, voire un mètre au dessous du niveau du sol,  et parfois plus bas encore. D'ailleurs, à l'occasion de leur migration vers le centre de la Terre, beaucoup de ces voyageurs vont transiter sans le faire exprès par mes galeries et je n'aurai qu'à faire main basse dessus au passage; ce sera tout bénéfice.

Mais hélas, dans un second temps, les choses se gâtent très sérieusement. La sécheresse gagnant à son tour les profondeurs, les vers qui désormais ne peuvent plus circuler ni manger nulle part, se mettent aux intempéries ; ils entrent dans une sorte d'hibernation,  mais en plein été, d'où le nom d'estivation donné à ce curieux phénomène.

Et pour moi c'est une catastrophe. En l'absence de mes petits touristes je meurs littéralement de faim. Il me resterait bien une solution : forer la terre comme une folle dans l'espoir de découvrir les logettes où ces braves bêtes se sont claquemurées, enroulées sur elles mêmes, en attendant des jours meilleurs. Hélas, c'est devenu tout à fait impossible. La terre est à. présent dure comme du béton ; et j'ai beau être une championne des travaux publics, je n'arrive plus à percer un seul millimètre de tunnel.

Cette fois, me voilà bel et bien prise à la gorge: j'ai le choix entre mourir de faim et de soif au fond de mon terrier, ou me résigner à faire ce dont j'ai le, plus horreur au monde: monter à la surface pour tâcher d'y découvrir un peu de ravitaillement. Alors, une nuit, je me résous à sortir, par l'un de mes puisards d'aération ou par une taupinière quelconque  et je rôde lamentablement au clair de lune parmi les herbes roussies, à la recherche d'un hypothétique insecte à avaler, de quelque charogne à récurer ou même d'une simple goutte d'eau à boire.

Le savant anglais Martyn Gorman suivit ainsi un jour une Taupe sortie de terre et qui fit devant lui un kilomètre à pattes à travers la campagne, avant de trouver un point d'eau, de s'y remplir la panse et de rentrer au fond de sa mine en reprenant le même chemin. Quel cauchemar! Dites vous qu'il est à peu près aussi rassurant pour nous autres de nous promener sous les étoiles que, pour vous, de plonger dans une mer obscure où rôderait une demi douzaine de requins blancs.

Nos « requins » à nous, vous les connaissez : ce sont tous ces Renards, ces Hermines, ces Martres, et pires que tout : ces satanés « Chats huants ». Désolée de le révéler dans votre journal, mais notre bête noire, c'est la Hulotte. Les statistiques de la police montrent en effet que cette monstresse mange allez savoir pourquoi  neuf fois plus de Taupes que sa cousine la Chouette effraie, et trente sept fois plus que le Hibou moyen duc...  Et puis, bien entendu pour ne pas changer  les Hommes se mettent eux aussi de la partie Lors d'une grande sécheresse, en 1911, un fermier avait ainsi pris l'habitude de sortir toutes les nuits avec son chien ; il tua, rien que sur ses propres terres, plus de 300 taupes qui étaient sorties hors de leurs catacombes et erraient, telles des zombies, à la surface du sol, à la recherche de quelque proie. 

Encore heureux, avouez, que des calamités pareilles ne se reproduisent pas tous les ans! Ce qui arrive chaque hiver, par contre, et de façon tout à fait inéluctable  aussi dois-je m'y préparer dès aujourd'hui  c'est le gel.

Le gel est comme la sécheresse, excepté que c'est probablement deux fois pire. Non seulement il oblige tous les lombrics à se mettre aux abonnés absents, non seulement il transforme la terre en ciment, mais encore c'est au moment précis où je devrais manger comme douze pour lutter contre le froid qu'il me condamne à me serrer le plus cruellement la ceinture. Comment sauver ma peau ?

Certains animaux sauvages ont trouvé, à ce qu'il me semble, une assez bonne parade : en automne ils se gavent de nourriture et se tapissent le ventre d'un épais blindage de lard dans lequel ils n'auront plus qu'à puiser modérément au jour le jour, tout au long de l'hiver.

Idée très originale et efficace  mais complètement inapplicable dans mon malheureux métier car, je vous le demande, comment pourrais je continuer à circuler dans mes galeries étroites si mon tour de taille s'arrondissait subitement de plusieurs centimètres ? Et puis, franchement, vous imaginez un chasseur avec une grosse bedaine ? Avouez que ce serait plutôt ridicule.

Les gens d'autrefois avaient inventé l'expression « gras comme un Fouan" ». « Fouan » (du verbe « fouir », creuser) est un des 99 noms populaires de la Taupe.  Rien de plus faux : retirez mon manteau de fourrure et vous verrez bien que je suis en réalité on ne peut plus maigre.

Une Taupe dispose en moyenne sur elle d'une réserve de trois petits grammes de graisse seulement; ce qui ne représente en tout et pour tout qu'une journée et demie de vivres  et encore, à condition de ne pas travailler et de rester tranquillement au lit, sans faire le singe.  Alors comment faire ? Il me vient soudain une idée extraordinaire, à laquelle je crois bien, aucune autre bête, n'avait songé avant moi : je vais me mettre à faire des conserves de Vers de terre.

 

 

Provisions.

 

Voici comment je compte procéder. Lorsque je commencerai à flairer l'approche des mauvais jours, après chaque séance de chasse, une fois que je serai bien rassasiée  ce sera assez facile car, en cette fin de période de reproduction, les proies sont très nombreuses dans le sol des pâtures  je continuerai à capturer, comme si de rien n'était, quantité de Lombrics. Et tout particulièrement les Lombrics terrestres, les plus gros et les plus appétissants de tous les vers de terre.

Simplement, au lieu de couper mes victimes en morceaux et de les avaler goulûment, comme je le fais d'habitude, je me contenterai de leur faire subir une légère opération chirurgicale au moyen des nombreux bistouris que je possède sur mes deux mâchoires : je leur sectionnerai tout ou partie de la tête et de la bouche. Résultat garanti: privé de ces quelques segments, le malheureux Ver de terre se retrouvera comme anesthésié. 

Il me suffira de le transporter dare dare dans un des congélateurs que j'aurai creusés au voisinage immédiat de ma chambre à coucher, dans la forteresse (si j'en possède une), ou dans un des tunnels avoisinant mon petit studio souterrain... Quand je dis congélateur, c'est une façon de parler bien entendu. Pas la peine de maintenir ces bestioles à  18° pour les conserver en parfait état : privées de leur tête, où se trouvent les centres nerveux spécialisés, elles se seront d'elles mêmes placées d'office en hibernation, et resteront parfaitement immobiles, des mois durant, sans remuer d'un poil ni bouger de l'endroit exact où je les aurai déposées. je me fabrique donc des cachettes, ici et là, grandes ou petites, jusqu'à une dizaine s'il le faut.

Quelquefois, il s'agit d'un simple trou dans une galerie, où j'enfonce une ou deux victimes et que je rebouche aussitôt avec de la terre. D'autres fois c'est un segment de galerie, vieux cul de sac réhabilité en garde manger. Et puis, il m'arrive aussi, mais plus rarement, de creuser tout exprès une pièce spéciale, parfois de belle taille, où je commencerai à entasser sans relâche, jour après jour, plusieurs centaines de victimes paralysées par mes diaboliques morsures à la Dracula.

Le savant allemand Frédéric Dahl tomba ainsi un jour avec sa bêche sur un de ces étranges magasins souterrains, véritable chambre de Barbe bleue bourrée de morts vivants. 1280 lombrics y attendaient, emmêlés les uns dans les autres comme dans un inextricable plat de spaghettis, que la petite bouchère en vison noir ait l'amabilité de venir les chercher pour leur dernier voyage.

Ainsi me voilà donc tout à fait parée pour la mauvaise saison. La neige, le blizzard et les vagues de froid successives peuvent bien geler la terre à grande profondeur, transformer mon lopin de pâture en échantillon de la toundra sibérienne : peu m'importe ; je n'aurai d'autre souci que de dormir comme une bienheureuse dans mon nid de feuilles, me réveillant à intervalles réguliers pour me dégourdir un peu les pattes, me rendre aux toilettes  la Taupe prévoit toujours un petit coin de galerie ou une pièce creusée tout exprès qui lui font office de latrines  et, bien sûr, aller quérir quelques victuailles dans l'une ou l'autre de mes chambres froides. 

Mais, me direz vous, quand le printemps reviendra, que va-t-il se passer si je n'ai pas tout mangé ?... Et si j'oublie par inadvertance tel ou tel petit magasin souterrain, que deviendront tous ces malheureux lobotomisés ? Surtout, ne vous faites pas de soucis pour leur sort, tout est prévu. Mon procédé, hautement écologique, a reçu le Prix Spécial de la Fondation Brigitte Bardot car ces petits animaux à sang froid ont sur nous autres, malheureux mammifères, cet avantage d'être des as de la chirurgie esthétique ils se refont eux mêmes les morceaux qui leur ont été arrachés.

Cela prend plusieurs mois évidemment, mais le résultat est surprenant. Au printemps, tout est réparé. La tête est refaite, avec juste quelques vilaines cicatrices qui les empêcheront peut être de trouver à se marier mais nullement de se remettre à creuser et de prendre la fuite.

Ce qu'ils s'empressent de faire, d'ailleurs, aussitôt qu'ils recouvrent leur liberté d'aller et venir : ils s'évadent à travers les murs de la cellule où je les avais stockés dans l'attente de leur exécution et reprennent une existence normale.

Ainsi va ma vie, au fond plutôt enviable, non ? Vous allez sans doute me dire que toutes ces années passées au fond d'un cachot humide à travailler comme un bagnard, dans des couloirs sentant l'urine et balayés de courants d'air, sans jamais voir un rayon de soleil, ce n'est guère une existence tentante.

Détrompez vous: avec tout autour de moi les parois de mon beau tunnel qui m'enveloppent et me protègent, je suis au paradis, aussi heureuse qu'un escargot dans sa coquille. Les odeurs de mon terrier ? Elles me rassurent : ce sont les miennes et j'y tiens ; quant à la lumière du soleil, je ne serais pas capable de la voir, pourquoi voulez vous qu'elle me manque ? Je me considère donc plutôt comme une privilégiée parmi les animaux. D'ailleurs réfléchissez: est ce que je ne vis pas un peu le même destin que vous les Hommes ? Je travaille de mes mains, ce qui est particulièrement courageux quand on songe à tous ces animaux désoeuvrés qui se la coulent douce à chasser le lapin ou à cueillir les noisettes dans les bosquets.

Ma rude journée faite, je rentre dormir dans mon petit pavillon. Métro, boulot, dodo, comme je dis toujours. Seulement, en échange de cette vie laborieuse, la Nature m'a fait le même cadeau qu'aux Humains: elle m'a débarrassée d'à peu près tous mes ennemis  à la condition expresse, évidemment, que je ne mette pas les pieds hors du paradis terrestre qu'elle m'a assigné au fond de la mine. Je suis un des rares animaux qui, s'il ne se fait pas tuer en duel, a toutes les chances de mourir de sa belle mort au fond de son trou, d'une maladie quelconque provoquée neuf fois sur dix par l'usure prématurée de ses dents. Et pas embêtante avec ça : plutôt que d'aller réveiller le maire, le bedeau et le vicaire, je m'enterre toute seule comme une grande. Des animaux comme moi, on n'en fait plus.

 

 

 

Reproduction.

 

 

En se promenant dans les prairies, à la fin de l'hiver et jusqu'au mois d'avril, il est facile de découvrir de curieux chapelets de taupinières fraîches disposées en lignes plus ou moins droites. C'est une Taupe mâle qui est en train de voyager sous vos pieds à travers la campagne.  Le malheureux s'est en ,effet aperçu que son territoire, - qui jusqu'ici lui convenait parfaitement présentait un inconvénient grave: il n'y avait pas de femelle dessus. Alors, plutôt que de passer comme tout le monde une petite annonce dans « le Chasseur Français », il a entrepris immédiatement la construction d'un tunnel qui, d'après ses calculs, finira nécessairement par déboucher dans la propriété privée d'une voisine accueillante.  Normalement, la Convention de Genève des Taupes interdit à qui que ce soit de sortir de son territoire. Hélas, au moment du rut les mâles perdent intégralement la raison; ils se rient des lois, franchissent les frontières et partent à l'assaut des pays voisins. En quelques jours, chaque explorateur va ainsi doubler, voire tripler la longueur de son domaine. Il creuse, creuse, creuse et jusqu'à épuisement complet, faisant taupinière sur taupinière. Même plus question de rentrer au nid pour reprendre quelques forces : après avoir travaillé pendant des heures, il lui arrive bien souvent de s'écrouler surplace et de dormir, en plein mois de février dans le froid et l'humidité de la galerie en construction Si grande est sa furie d'avancer que, pour gagner du temps, il se hisse parfois jusqu'à la limite des herbes et creuse, juste sous la moquette, une galerie de surface. Façon commode et rapide d'aller de l'avant, mais qui a tout de même ses inconvénients: en soulevant toutes ces racines, vous faites un bruit d'enfer. Et il ne faut pas oublier que les prédateurs ne sont ni aveugles ni sourds. 

Certains mâles se montrent encore plus insensés. Jouant le tout pour le tout, ils sortent froidement à la surface et, tels des petits brise-glace tout noirs, ils ouvrent une tranchée à ciel ouvert, sorte de long sillon rectiligne, appelé parfois « trace d'amour » ou « parcours de rut », dirigé droit vers le territoire étranger.  Vous parlez d'une aubaine pour les buses. 

On saisit pourquoi le mâle n'a guère intérêt à s'endormir sur l'ouvrage quand on apprend la très courte durée des chaleurs de la femelle : 20 à 30 heures, grand maximum. Si le fiancé arrive trop tard, ou trop tôt, tant pis pour lui, il sera reçu comme il le mérite, à coups de crocs, de pelles et de griffes. Probable d'ailleurs qu'il possède un détecteur spécial pour repérer à travers le sol les galeries des voisines consentantes. Car aux mois de mai et de juin chaque femelle aura reçu la visite d'un mâle comme le prouveront alors les ravissantes nichées de bébés-taupes qu'elles seront toutes ou presque en train de nourrir. 

Ces petits grossissent dans le ventre de la maman pendant une trentaine de jours. Et quand la Taupe sent que leur naissance est toute proche, au début du mois d'avril, elle se dépêche de creuser une chambre spéciale au fond de la terre, qu'elle bourre de feuilles ou d'herbes (selon l'endroit où elle habite). Une petite maternité qui ressemble tout à fait à un nid ordinaire. Seule différence: il n'existe, allez savoir pourquoi, aucune sortie de secours. 

Sacré Bébé-Taupe ! Aucun doute à avoir sur le métier qu'il a décidé d'exercer plus tard, celui-là: dès sa naissance, il possède déjà au bout des bras ses deux petites pelles réglementaires. Autre gag: pendant les dix premières journées de son existence, il va prendre successivement toutes les couleurs d'un très beau coucher de soleil: Rouge (eh oui, la petite taupe nouveau-née est couleur coquelicot ; puis rose comme les nuages illuminés par les derniers rayons; ensuite gris bleu, à la façon d'un ciel qui s'obscurcit doucement finalement noir profond comme une nuit d'encre. Quel spectacle!... Dommage que la mère ne puisse pas en profiter, la pauvre, avec sa vue basse. 

Pendant les quatre ou cinq semaines qui suivent la naissance, finie la vie tranquille pour Maman Taupe. Seule pour élever ses quatre petits, le père a disparu dans la nature une heure à peine après le mariage, elle court partout dans les galeries, chasse pour cinq, revient plusieurs fois par jour pour allaiter ses marmots insatiables. Lesquels boivent tétée sur tétée et grossissent à une allure phénoménale.  

De 3,5 g (leur poids de naissance) ils passent à 60 g moins de trois semaines plus tard (imaginez un bébé humain qui, pesant 3,5 kg à la naissance en ferait déjà 60 au bout de 21 jours!) Certes, à cette saison les proies sont nombreuses. N'empêche: pour accomplir de pareils exploits, il s'agit d'être au Taupe-Niveau.  

La Taupe a très souvent en réserve, quelque part dans son labyrinthe, un ou plusieurs nids de rechange prêts à servir, à tout hasard: en cas de problème il lui suffit d'y transporter ses petits. On rapporte le cas d'une mère qui préféra déménager ses nourrissons six fois de suite plutôt que de les abandonner. Mais les abandonner à qui au fait ? A la Belette. Ou à la Vipère (toutes deux descendent rôder de temps à autre dans les galeries). Ou bien encore au Blaireau et au Renard, lesquels, à en croire certaines rumeurs, feraient parfois un trou dans le toit de la maison, depuis la surface, pour dévorer votre marmaille. Car, d'après le savant anglais Adams, si la viande de vieille Taupe est franchement immangeable, celle des petits est en revanche excellente; il en a goûté et trouve que cela lui rappelle exactement le goût du lapin. 

Au bout d'un mois, les bébés Taupes, tous quatre revêtus d'un manteau noir flambant neuf, ressemblent trait trait à leur mère, en légèrement plus petits. Ils quittent la boule de foin de leur nid, déjà complètement infestée de puces, et commencent à explorer précautionneusement les quelques décimètres de galeries environnantes. Puis ils s'enhardissent, jusqu'à un ou deux mètres... puis dix mètres; puis vingt... Avant de circuler avec audace dans tout le labyrinthe qu'ils connaissent rapidement par coeur.  Il arrive d'ailleurs qu'ils suivent leur maman dans ses opérations de chasse, plus ou moins à la queue leu leu. Mais cette vie heureuse ne dure pas très longtemps. Tout d'abord parce qu'ils deviennent vite aussi gros qu'elle et même plus gros, dans le cas des jeunes mâles. Et surtout parce que le réseau des tunnels ne suffit bientôt plus à nourrir tout ce monde. Rendez-vous compte qu'aux environs du premier juin on trouve, sous une même pâture, trois fois plus de Taupes qu'il n'y en avait deux mois auparavant ! Comment voulez-vous que chacun mange à sa faim ? Alors le caractère sauvage et farouche de la Taupe reprend le dessus. Et elle met tous ses enfants à la porte sans aucun ménagement.  

Fuite par les toits  Les jeunes pourraient s'enfuir en creusant leurs propres galeries. Seulement voilà, ce ne sont que des débutants: leurs tunnels, tout mal fichus, se promènent en zigzag à n'importe quelle profondeur, crevant même parfois par erreur la surface. Du reste, percer des galeries les conduirait tout droit chez les voisins, d'où ils se feraient inévitablement chasser à coups de balai. 

 

 

Colonisation.

 

 

 

Par conséquent, une seule possibilité pour eux: monter en surface et s'enfuir au loin par les champs.... En priant le ciel qu'une épidémie de grippe aura fait mourir des tas de vieilles Taupes dans les environs et qu'ils vont tomber très vite sur un labyrinthe vide.

Les explorations des terriers d'autrui par les jeunes à la recherche d'un premier emploi se soldent fréquemment par de terribles batailles avec les propriétaires légitimes des souterrains visités, accompagnées de cris si puissants que l'on peut parfois les entendre depuis la surface du soi.  Il est rare toutefois qu'elles se terminent par la mort, car l'intrus s'enfuit le plus souvent par la première cheminée venue et se retrouve au milieu des vaches, gros-jean comme devant. A quand une loi obligeant tous ces vieux crocodiles a prendre leur retraite anticipée et à céder un peu la place aux jeunes ? 

Au mois de juin, au clair de lune, on pourrait rencontrer l'un ou l'autre de ces centaines d'adolescents qui errent dans la nature comme des morts vivants, à la recherche d'un problématique lopin de terre à louer.... Des morts-vivants qui risquent très vite de devenir des morts tout court, hélas, s'ils ne trouvent pas rapidement un endroit où s'installer; ils peuvent être tués par une Chouette, se faire écraser en traversant une route; ou tout simplement mourir de faim... Car pour une Taupe qui n'a pas du tout été conçue pour cela, il est assez compliqué de chasser dans l'herbe ou dans les feuilles. Pas étonnant que, sur dix jeunes Taupes partant ainsi à l'aventure, il n'en reste guère que trois ou quatre encore en vie l'année suivante quand refleurissent les marguerites.

 

 

Evaluation.

 

 

Vous désirez changer d'air, exercer votre métier de mammifère insectivore dans un endroit plus attrayant où vous pourriez manger plus tout en travaillant moins ? Quoi de plus naturel, pour une Taupe ?... Toutefois gare aux déconvenues et aux mauvaises affaires : tous les terrains sont loin de se valoir. Pour vous aider à fixer votre choix, « La Hulotte » a testé dix bio-taupes qu'elle a notés de 1 à 5.   

Pâture à vaches traditionnelle.  

Ce que la Hulotte a aimé: Sous-sol littéralement bourré de vers de terre (une tonne par hectare) ; un petit territoire de 500 mètres carrés, 13 m de rayon  devrait largement suffire pour vous faire vivre à l'abri du besoin. Ce qu'elle n'a pas aimé : Le tracteur vient de temps à autre et écrasera probablement quelques-unes de vos galeries. Un très bon placement tout de même. 

Prairie marécageuse.  

La Hulotte a aimé : Liquide à gogo ; ce n'est pas ici que vous risquez de mourir de soif. Elle n'a pas aimé: Beaucoup moins de vers de terre et de loin, que dans une pâture normale. Vous allez devoir travailler comme un âne, et exploiter au minimum 2 000 mètres carrés, pour réussir à trouver vos 50 g quotidiens. De plus, les inondations de l'hiver rendront la construction d'une forteresse presque obligatoire. Sans grand intérêt.  

Champ cultivé. 

La Hulotte a aimé : Terreau très agréable à travailler; possibilité de creuser sans effort toutes sortes de jolies galeries de surface. Elle n'a pas aimé: 3 fois moins de Lombrics que dans les herbages. Dérangements fréquents à cause des engins agricoles qui viennent à tout bout de champ labourer, herser, épandre des mixtures toxiques et ratatiner vos tunnels avec leurs gros pneus. Pour les aventurières uniquement. 

Montagne. 

La Hulotte a aimé :Tranquillité presque parfaite ; Lombrics très peu pollués. Elle n'a pas aimé: Couche d'humus ultra mince au-dessus de la roche : vous devrez creuser la terre en tous sens sur trois mille mètres carrés pour ne pas consommer finalement grand chose (bonjour les ampoules !). N.B : une étude a montré que les Taupes de montagne sont en moyenne plus petites et plus malingres que les Taupes de plaine. Pour les adeptes de l'agriculture traditionnelle uniquement.   

Forêt de résineux. 

La Hulotte a aimé : Endroit assez calme, très rarement visité par les piégeurs de Taupes peu ou pas de passage d'engins. Elle n'a pas aimé: Sous-sol quasiment désert, en raison de son acidité excessive. Vous y mangerez à la fois peu, 15 fois moins de proies que dans un pâturage et très mal. En l'absence de lombrics, il faudra vous contenter de ce qui reste : quelques insectes en général coriaces et plutôt insipides. Réservé aux masochistes

Bord de la mer. 

La Hulotte n'a pas aimé: Dans les dunes, c'est l'horreur : 2 à 3 grammes de proies par mètre carré (7 fois moins que dans la sinistre forêt de conifères!) ; les galeries s'éboulent; le sable lime les dents à toute vitesse et vous tue prématurément. Quelle tristesse de rendre le dernier soupir à cent mètres de la plage, sans même avoir pris le temps d'aller écouter les vagues... Le bord de la mer pour les Taupes ce n'est pas les vacances, c'est la mine de sel. A éviter comme la peste. 

Forêt de feuillus. 

La Hulotte a aimé : Des vers de terre autant qu'on peut en rêver (une demi-tonne à l'hectare); une terre légère et fraîche. Pas de réparations de galeries, très peu de travaux neufs à réaliser d'où la rareté des taupinières en forêt, bien que les Taupes y soient très nombreuses. Chaque réseau souterrain est utilisé tel quel pendant des années, par plusieurs générations successives de locataires. Elle n'a pas aimé: La nuit, les Hiboux font la loi: il est fortement déconseillé de sortir du métro après le coucher du soleil. 

 

 

 

Appréciation.

 

  Pendant des siècles, les Taupes ont été classées « nuisibles ». Motif: on croyait dur comme fer que ces pauvres bêtes dévoraient les légumes du jardin. Comme de vulgaires mulots. Jusqu'au jour où l'on s'avisa enfin qu'elles consommaient presque uniquement des vers de terre. Elles furent alors classées « utiles ». Mais pas pour longtemps: en 1881, le savant Darwin prouva que les Lombrics étaient en fait des animaux extrêmement utiles, détail jusqu'alors ignoré de tous. 

La Taupe retourna donc en Enfer. Il ne lui reste plus qu'à attendre qu'un nouveau savant Cosinus vienne la tirer de là, armé d'une nouvelle étude; mais depuis cent ans il paraît qu'elle commence à trouver le temps long. 

« Nuisible », la Taupe ? Ou, finalement, plutôt « utile » ? ... Difficile de savoir... Il y a les vers de terre qu'elle mange: une ridicule quinzaine de kilos par an. Pas de quoi fouetter un chat si l'on songe que le moindre hectare de prairie en contient couramment une à deux tonnes. La Taupe se vante aussi de drainer gratuitement les pâtures: son labyrinthe de galeries servirait d'après elle de tout-à-l'égout, absorbant les grosses pluies d'orage, les empêchant de ruisseler partout en surface et d'emporter la terre arable jusque dans la rivière. Elle fait également remarquer qu'elle ameublit et aère le sol en profondeur, exactement comme les fameux lombrics, mais à plus grande échelle encore. Alors pourquoi ces petits chouchous sont-ils si bien vus et pas elle ? Y a pas de justice ! Déchets dangereux. Hélas, en cherchant bien, la Taupe a tout de même un léger défaut : celui de remonter des tonnes de déchets des profondeurs et de les déposer froidement dans l'herbe sous forme d'innombrables monticules. Lorsque la lame des faucheuses se plante dans ces petites buttes, bonjour les dégâts. Il y a aussi les maladies que contractent les bestiaux à force de consommer la terre accidentellement mélangée à l'ensilage au moment de la récolte. Pour limiter les problèmes, le cultivateur est donc obligé d'étaler soigneusement lui-même au printemps toutes les taupinières de l'hiver. Sans pouvoir envoyer la facture à la Taupe. Pas étonnant que ça l'énerve. Sans compter que tous ces mini-terrils occupent parfois un espace fou. 

Un expert, étudiant un pâturage particulièrement criblé de taupinières (il y en avait 7.380 à l'hectare), calcula que près de 10 % de la surface herbeuse était ainsi perdue pour le cultivateur. Qu'aurait-il dit alors en contemplant ces 21.063 taupinières implantées sur un seul hectare de prairie en Pologne ? Elles correspondaient pense-t-on, au creusement de 25 kilomètres de souterrains et représentaient un poids total de 63 tonnes de terre!...Si certaines de nos lectrices Taupes pensent pouvoir faire mieux encore, qu'elles s'inscrivent, le concours continue.

Tout le monde croit qu'un très grand nombre de taupinières dans un pré est l'indice d'un nombre particulièrement élevé de Taupes. C'est plutôt le contraire. La présence de tous ces monticules ne démontre en réalité qu'une chose: le terrain n'est pas terrible et les pauvres bêtes, au lieu de ramasser tranquillement leur ration quotidienne de vers de terre en visitant leurs tunnels, doivent creuser comme des démons, percer sans cesse de nouveaux tronçons. D'où l'énormité des déblais. Or, plus le terrain est pauvre, moins on trouve de Taupes à l'hectare, chacune étant obligée, pour survivre, d'exploiter un très vaste territoire

Une prairie dépourvue de taupinières donne-t-elle une indication sur le nombre de Fouans qui vivent réellement sous terre ? Aucune. 

Première hypothèse: il est possible, en effet, qu'il n'existe pas la moindre Taupe dans ce pré. 

Seconde hypothèse: elles peuvent au contraire être fort nombreuses, mais vivre si grassement qu'elles n'ont jamais besoin de creuser le moindre bout de tunnel neuf. Une fois que le cultivateur a rasé tous les monticules avec son étaupineuse, il ne restera plus une seule trace visible de leur présence pendant des mois et des années.

Agacé ou pas, l'Homme ne peut s'empêcher de tomber en admiration devant le travail de la  taupe... On ne trouve pas moins de cinq mots différents dans la langue populaire pour dire « repousser la terre » en parlant de cette petite bête: 1. défouir, 2. bouter, 3. pousser, 4. bousser, 5. bosser. (bosser c'est faire une « bosse » c'est-à-dire une taupinière).  

Il existait même un verbe, « tauper » qui, au 19ème siècle, était synonyme de travailler énormément. Exemple: « j'ai taupé toute la journée »  Tauper... bosser... pour un peu on finirait par croire que la fête nationale des Taupes a lieu le premier mai.

Le savant polonais Skoczen fut un jour le témoin d'une éruption : une taupinière de 6 kilos se forma sous ses yeux en l'espace de 20 minutes. La Taupe qui était là-dessous devait (en moyenne) faire remonter toutes les vingt  secondes à travers le sol l'équivalent de son propre poids. C'est à dire 10 fois le rendement d'un mineur de fond dans une mine ultramoderne. 

La Taupe est un de ces très rares animaux qui laissent après leur mort un héritage à leurs enfants: quelques centaines de mètres de tunnels, en plus ou moins bon état de fonctionnement, résultat de toute une vie de travail. 

Hélas! neuf fois sur dix, ce ne sont pas les héritiers qui vont profiter de l'aubaine, mais les voisins. Premiers  avertis de  la mort de la propriétaire grâce aux bruits et aux pulsations d'air, ils savent tout ce qui se passe dans les propriétés avoisinantes, ils envahissent très rapidement les galeries. Après quelques jours, ce n'est plus la peine de vous pointer, tout est partagé.   

En argot d'autrefois, un « taupier » c'était un « égoïste ». Et le « taupage » c'était s'entêter à vouloir vivre tout seul, sans s'occuper des autres.   Fort bien observé car, toute son existence au fond de la terre, la Taupe la passe de la façon la plus solitaire  qui soit, sans rencontrer âme qui vive. Bien entendu la femelle élève chaque année quatre marmots comment faire autrement ?  Mais elle se dépêche de les pousser vers la sortie dès qu'ils sont capables de se nourrir tout seuls, moins de trois mois après leur naissance. Quant au mâle, sa sauvagerie dépasse tout: hormis deux ou trois malheureuses fiancées courtisées au printemps, à peine une heure au fond d'un couloir, il n'a de contacts qu'avec quelques mâles, entrés par erreur dans ses galeries et qu'il flanque férocement à la porte dans la minute qui suit.  Question vie sociale, ce n'est pas le Pérou. 

Aucun mammifère ne prend plaisir à manger la Taupe. Parce qu'elle est difficile à capturer ? Pas seulement. Les petits carnivores  ne se décident en général à la consommer qu'en cas de disette, lorsqu'ils n'ont rigoureusement rien d'autre à se mettre sous la dent. Explication de cette aversion universelle : l'odeur écoeurante qui serait transmise à la chair par certaines glandes situées sous la peau.  C'est efficace, la guerre chimique.

Sont-ils sadiques ou quoi. Les chats et les chiens. capturent la Taupe sans raison (puisqu'ils ne la mangent pas). Parfois, après s'être amusés à la jeter en l'air comme une baballe, jusqu'à ce que mort s'ensuive, ils rapportent le cadavre à la maison… Les Renards semblent atteints de la même maladie: les scientifiques retrouvent très souvent des Taupes à l'entrée de leur terrier. jamais ou presque dans leur estomac.

 

 

Qualifications.

 

 

Le pas d'un homme qui marche dans la prairie à proximité du labyrinthe de la Taupe provoque en dessous, dans les tunnels, des pulsations d'air qui renseignent instantanément la propriétaire sur l'approche imminente d'un ennemi.

De même, dans l'obscurité complète, la Taupe est informée qu'un intrus a pénétré à l'intérieur de son domaine. En effet, un peu à la façon d'un piston dans un cylindre, l'importun pousse devant lui une longue colonne d'air; la maîtresse de maison peut par conséquent prendre en temps utile toutes les dispositions relatives à sa sécurité.

Détail bizarre: les poils de la Taupe ne sont pas couchés d'avant en arrière, comme chez les autres mammifères, mais dressés verticalement sur la peau. Résultat: la petite bête peut tout aussi bien circuler en marche avant qu'en marche arrière dans sa galerie, sans être le moins du monde incommodée.... Très étonnant, connaissant son fichu caractère, qu'elle se laisse aussi facilement prendre à rebrousse poil...

Qui croirait que la Taupe grimpe comme un chat ? On ne compte pourtant plus les histoires de prisonnières qui se sont évadées des laboratoires en grimpant le long des parois de leur cage. Une Taupe a même été vue escaladant un mur en plâtre, dans une maison, jusqu'à la hauteur de 2,50 mètres. Avant de toucher le plafond et de retomber lourdement au sol.

Avec sa silhouette de fer à repasser, une Taupe tombée dans l'eau semblerait première vue tout juste bonne à couler à pic. Erreur complète. C'est une athlète qui vous nage le 25 mètres en 75 secondes. Un seul regret, elle manque un peu de style et de grâce : sa, manière est celle d'un petit chien barbotant frénétiquement des quatre pattes. Utilisant ses deux pelles à gravier en guise d'avirons, sa petite queue plus ou moins relevée en périscope, elle avance droit devant elle à la vitesse de 1,2 km/ h et peut tenir l'eau au moins 50 minutes. Son pelage touffu garni d'air lui sert de bouée au début. Ensuite il se charge d'eau et la malheureuse bête s'enfonce de plus en plus jusqu'à ce que finalement seul dépasse son museau.

Navigation aux instruments. Détail complètement inexplicable: la Taupe qui fait la brasse donne l'impression de savoir exacte où elle va et de se diriger vers un objectif connu d'elle seule. Avec un sens diabolique de l'orientation: si l'on essaie de la faire changer de direction, en lui barrant par exemple le passage avec une rame, elle contourne l'obstacle et maintient son cap contre vents et marées. Le savant anglais Mellanby vit un jour une Taupe traverser dare-dare un fossé, escalader la berge et s'enfiler, devant lui, dans un petit terrier, quelques secondes seulement après avoir mis pied à terre. Or le hic, rappelons-le tout de même, c'est que la petite bestiole est à peu près totalement aveugle.

On peut être Taupe et pas forcément très prévoyante. La preuve: toutes ces malheureuses qui, oubliant qu'elles vivaient dans une zone inondable, n'ont pas construit de forteresse et doivent quitter les lieux à la nage le jour où survient la catastrophe. Pauvres réfugiées... elles touchent terre là où elles peuvent, parfois en grand nombre (jusqu'à 14 Taupes trouvées un jour sur un petit îlot de 6 mètres carrés) et doivent se débrouiller tant bien que mal pour ne pas mourir de faim dans ces endroits inhospitaliers, déjà très souvent habités par d'autres Taupes aux dents pointues. Pas étonnant qu'elles n'aient qu'une idée en tête: réintégrer au plus vite leur lopin d'origine. Deux jours à peine après le retrait des eaux certaines sont déjà entrain d'y refaire des taupinières neuves.

Non seulement la Taupe franchit allègrement à la nage les fossés, les lacs et les rivières mais elle est même capable de traverser un bras de mer sans se noyer. Les Hollandais qui venaient de créer leur nouveau polder d'Oostelijk Flevoland, ne tardèrent pas à voir apparaître dans leurs pâturages tout neufs des Taupes immigrantes venues du continent, après une traversée de plus d'un demi-kilomètre à travers les vagues.

Rares sont les îles françaises qui ont réussi jusqu'ici à échapper à la Taupe. Sur certaines elle est arrivée à la nage. Sur d'autres à pied, à l'époque lointaine où l'île était encore reliée au continent par de la terre ferme. Et même parfois, cela s'est vu, en bateau, comme passagère clandestine d'un chargement de remblais. Aux dernières nouvelles, de toutes nos grandes îles, trois seulement ne bénéficieraient pas encore de la présence de ce charmant petit mammifère: la Corse,

Le gentilhomme au pourpoint de velours noir. La taupinière la plus célèbre du monde est à coup sûr celle qui, le 22 février 1702, fit trébucher le cheval du roi d'Angleterre, Guillaume III d'Orange. Le Roi tomba à terre et se cassa la clavicule; blessure qui entraîna bientôt une pneumonie: le malheureux mourut dix jours plus tard en pestant contre ses sujets qui n'avaient pas encore été fichus, à l'époque, d'inventer les antibiotiques. Tous ses ennemis, fous de joie, fêtèrent l'événement en buvant à la santé de cette Taupe inconnue qu'ils appelèrent, pour la remercier: « le petit gentilhomme au pourpoint de velours noir ».

Le Champignons qui dénonce les nids. On trouve parfois en forêt un curieux champignon: son pied est prolongé par une longue racine, en forme de « carotte » enfoncée dans la terre; d'où son nom d'Hébélome radicant. C'est le champignon qui dénonce les nids de Taupe.

Suivez la flèche, semble indiquer la racine, vous trouverez le nid. Il suffit en effet de fouiller, et l'on découvre presque toujours sous terre une vieille habitation de Taupe, avec ses W.C abandonnés (une simple galerie ou une cavité emplie de crottes moisies).L'explication du mystère est simple: l'Hébélome radicant ne peut vivre que s'il puise dans le sol certaines substances décomposées introuvables semble-t-il ailleurs que dans les toilettes du petit animal.

La Taupe peut cependant dormir sur ses deux oreilles, l'Hébélome radicant ne dénonce finalement pas grand monde. Premièrement le nid qu'il désigne est toujours ancien et abandonné. Deuxièmement, l'Hébélome ne pousse qu'en forêt. Et il est plutôt rare: même les mycologues les plus avertis le rencontrent moins d'une vingtaine de fois par saison.

Surtout, défense de parler de la « Belle Epoque » devant la Taupe. La pauvre bête a conservé un souvenir épouvantable des années 1900 / 1920. A cause de l'apparition subite d'une mode complètement ridicule, l'Homme se mit à fabriquer des manteaux de luxe en peaux de Taupe ! Chacune de ces peaux n'étant pas bien grande, on devait exterminer la bagatelle de six à huit cents petits animaux pour confectionner un seul et unique manteau de fourrure.

Et comme toutes les élégantes réclamaient le leur, une formidable armée de piégeurs de Taupes se leva bientôt dans l'Europe entière, courant les bois et les champs pour attraper et écorcher par millions les malheureuses bestioles.

Il s'en massacra tant et tant, un seul piégeur pouvait en tuer jusqu'à 8.000 par an ! que l'on commença d'ailleurs ici et là à s'inquiéter sérieusement pour l'avenir de l'espèce; dans certaines régions d'Allemagne, des mesures furent même arrêtées pour sa protection. Fort heureusement, la mode passa. Un jour vint où plus personne, hormis quelques vieilles taupes ne voulut porter les macabres manteaux.

En1960 les derniers piégeurs, ne trouvant plus aucun client pour leur marchandise, changèrent de métier.

 

 

Conclusion.

 

 

Pour se débarrasser de cette pauvre bête, que de pièges cauchemardesques l'Homme n'a-t-il pas inventés ? Avec en commun deux caractéristiques: ils sont tous plus ou moins difficiles à poser, et passablement cruels pour la Taupe. Car, même installés dans les règles de l'art, ils tuent rarement l'animal sur le coup: un Taupier professionnel admettait « perdre » chaque année 200 pièges ciseaux, le plus célèbre et le plus efficace pourtant de tous les pièges à taupes. Traduction: 200 Taupes allaient ainsi agoniser misérablement quelque part au fond de leur trou, en traînant l'engin de torture attaché à l'une de leurs pattes broyées.

Hélas ! comment convaincre une Taupe d'aller exercer ses talents ailleurs que dans votre carré de choux - sans pour autant lui faire de mal ? C'est le problème que se posent quantité de jardiniers et de pacifiques propriétaires de pelouses. Et pour le résoudre ce ne sont pas les idées de toutes sortes qui ont manqué. On a recommandé d'introduire dans les galeries des objets pointus ou tranchants, supposés faire reculer l'animal, par exemple des tiges de ronce, des fils de fer barbelés, des tessons de bouteilles, des clous, des lames de rasoir...

La Taupe, qui a une peur bleue des pièges, se garde en effet comme la peste d'enjamber tout objet inconnu qu'elle trouve en travers de sa galerie; une simple boulette de cellophane froissée déposée sur son chemin suffit à lui faire faire demi-tour! Mais si vous croyez qu'elle va aussitôt plier bagage et courir prendre pension chez votre voisin, vous allez être déçu. Le plus souvent, elle se contentera simplement de creuser une galerie de dérivation sur le côté, de façon à contourner prudemment le danger. Et le tour sera joué. Vous n'aurez eu droit qu'à une taupinière supplémentaire.

La dissuasion chimique sera-t-elle plus efficace ? D'aucuns ont prétendu que le fait de déverser dans les galeries certaines substances fortement malodorantes était un argument puissant pour convaincre la Taupe de demander sa mutation. Les produits nocifs inscrits dans ce puant arsenal sont légion: goudron, huile de vidange, créosote, formol, carbure, boules de naphtaline, poisson pourri, j'en passe...

Pour la Taupe, naturellement, pas question de continuer à circuler dans des tunnels pollués par toutes ces horreurs, ne serait-ce que pour une simple raison: son pelage serait gravement souillé et fort difficile à nettoyer. ... Mais va-t-elle pour autant prendre ses cliques et ses claques ? Nullement. Un vrai mineur tient toujours la solution quand il cherche: il suffit au petit terrassier de reboucher soigneusement tous les couloirs infectés en les bourrant jusqu'à la gueule de déblais en provenance des galeries fraîchement creusées. Et la vie peut continuer dans le reste du réseau ainsi débarrassé de toute vapeur maléfique.

Même la guerre psychologique a été tentée contre la Taupe. Les « émetteurs d'ondes à basse fréquence » enfoncés dans le sol sont supposés semer une telle panique dans les galeries que « les petits mammifères s'enfuient alors sans demander leur reste » (sic). Hélas, certaines mauvaises langues chuchotent que les Taupes reviendraient assez vite prendre possession de leur pelouse dès qu'elles se sont habituées à ce concert de vibrations, et qu'elles ont compris qu'il était sans aucun danger pour elles.

Une version « bidonville » de cet émetteur à basses fréquences existe même pour les jardiniers fauchés: il suffit de planter quelques bouteilles plastiques bringuebalantes au sommet de perches de noisetiers. Les vibrations répercutées sous terre par les tiges sèment, paraît-il, la terreur chez les Taupes.

Si vous avez la fibre écologique, une autre solution miracle s'offre à vous: résoudre votre problème grâce aux herbes. Plantez, au beau milieu du territoire de l'animal que vous désirez ensorceler et faire disparaître, l'une des trois plantes connues depuis l'Antiquité pour éloigner les Taupes: l'Epurge, (alias Grande Euphorbe), l'Hellébore fétide ou le Datura. Autant vous le révéler tout de suite: aucune des trois n'aura d'effet Mais au moins, ça ne vous aura pas coûté cher....

Au fait, supposons un seul instant qu'après bien des efforts vous ayez enfin réussi à expulser la Taupe:votre problème sera-t-il résolu ? Hélas non. Car, tôt ou tard, une autre voyageuse en vadrouille visitera votre propriété, tombera instantanément amoureuse de tout ce réseau de galeries libres et s'y installera. Son premier soin sera alors de déblayer les différents tunnels éboulés un peu partout; d'où la réapparition immédiate d'une ribambelle de taupinières. 

Moralité: tout sera à recommencer C'est pourquoi, - aussi paradoxal que cela puisse paraître, - la seule solution raisonnable, chaudement recommandée par plus d'un spécialiste, n'est autre que la suivante: s'accommoder une bonne fois de la présence chez soi de cet incontournable petit animal.

Vous allez voir: une fois son réseau définitivement installé, la Taupe (vu la taille de son territoire, il n'y en a souvent qu'une seule par jardin), a en effet généralement la bonne idée de se faire complètement oublier. Elle devient même souvent si discrète que la plupart des jardiniers la croient disparue pour de bon, des mois durant, alors qu'elle est toujours là, sous leurs pieds; motif: abondamment ravitaillée en vers de terre, elle mène une vie de rentière, ne creusant pratiquement plus un centimètre, se contentant d'entretenir ses galeries par d'innombrables allées et venues quotidiennes. Seuls certains jours d'hiver rappellent brusquement sa présence, quand le froid l'oblige à descendre réparer certains  souterrains à grande profondeur et à sortir les déblais dans quelques monticules. Des taupinières qu'il vous est alors très facile d'étaler d'un simple coup de râteau.

Les Allemands protègent d'ailleurs la Taupe depuis 1986. Et ils n'ont pas l'air de s'en porter plus mal. La coexistence pacifique, finalement, il n'y a que cela de vrai. En Allemagne on a le droit d'effaroucher la Taupe, de s'en débarrasser en la transportant au loin, mais pas celui de la tuer.

La Taupe a juste la taille idéale pour le métier qu'elle exerce. La Taupe regrette-t-elle quelquefois de ne pas être deux fois plus petite ? Mille fois non ! Elle sait qu'elle n'aurait alors plus assez de forces pour remuer énergiquement tous ces kilos de terre, et harponner les lombrics avant qu'ils n'aient eu le temps de s'enfuir. Mais à l'inverse, supposons une seule seconde qu'elle soit deux fois plus grosse : ne serait-ce pas un excellent atout pour elle ? Hélas non, pas davantage. Car il lui faudrait cette fois capturer un nombre insensé de vers de terre rien que pour calmer sa faim ; ce qui fait qu'elle devrait augmenter de façon démesurée la longueur de ses galeries et la taille de son territoire. Vraiment pas très rentable comme calcul ! Elle a donc su, d'instinct, trouver la taille idéale. Toutes nos félicitations !Les savants ont d'ailleurs remarqué que les mammifères souterrains se nourrissant d'insectes ont tous à peu près le même poids que la Taupe (environ 100 grammes) et cela dans le monde entier ; alors que les rongeurs souterrains, qui eux n'ont aucun souci à se faire pour leur ravitaillement (ce ne sont vraiment pas les racines qui manquent dans ta Nature), peuvent se permettre d'être nettement plus gros : leur taille est en général de près du double. 

 

 

Extraits.

La Hulotte N° 68/69. 1993.
08240 Boult aux Bois

 

Réalisée le 20 mai 2003  André Cochet
Mise ur le Web le  juin 2003

Christian Flages

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