Faits mémorables

 

de l'histoire de

 

France. 

L. Michelant. 

Souverain :       Napoléon.

Année :  1809

Napoléon à Schoenbrunn.

La guerre de 1809, qu'avait engagée si imprudemment la maison de Lorraine, s'était terminée par un coup de foudre ; la victoire de Wagram avait livré l'Autriche à Napoléon, l'empereur des Français régnait à Vienne comme à Paris.

Établi, après la prise de Vienne, dans le beau palais impérial de Schoenbrunn, situé à deux lieues de la capitale de l'Autriche, Napoléon, entouré, de ses maréchaux, de ses ministres, des grands dignitaires de l'empire, y gouvernait aussi paisiblement qu'aux Tuileries ; et, tandis que le duc de Cadore, son ministre des affaires étrangères, suivait les négociations relatives à la paix, ses décrets réglaient chaque jour les détails de l'administration intérieure de l'empire.

Il commandait en maître, l'Europe attendait avec inquiétude ses résolutions, lorsque le patriotisme fanatique d'un jeune étudiant de l'université d'Iéna faillit briser cette haute fortune, et venger d'un coup de poignard les défaites multipliées de l'Allemagne.

Deux jours avant la signature du traité de Vienne, Napoléon passait une revue des soldats de sa garde sur la terrasse du château de Schoenbrunn ; les cris de, Vive l'empereur ! venaient d'accueillir sa présence, les étendards s'agitaient encore, son brillant état-major se pressait autour de lui, quand un jeune homme, vêtu d'une redingote bleue, coiffé d'un chapeau militaire sans cocarde, auquel était seulement attaché un bouton de métal décoré d'un aigle, essaya de percer cette foule dorée et de se glisser à travers les chevaux pour présenter à l'empereur un papier qu'il tenait à la main.

Le prince de Neufchâtel, Berthier, qui suivait Napoléon, engagea ce jeune homme à attendre que la revue fût terminée pour remettre sa pétition ; mais, comme, malgré cet avis, il s'obstinait à poursuivre l'empereur et à se mêler aux généraux qui l'environnaient, le général Rapp le saisit rudement au collet de sa redingote pour l'écarter : dans ce mouvement, Rapp sentit sous le vêtement de cet homme le manche d'une arme ; il fit aussitôt signe à deux gendarmes de l'arrêter, et ordonna de le conduire prisonnier au corps de garde.

Alors on le fouilla, et on trouva sur lui un couteau effilé, quatre frédérics d'or et un portrait de femme.

Pendant deux heures, l'assassin, à toutes les questions qu'on lui adressait, répondit :

"Je voulais parler à l'empereur."

Enfin Napoléon, instruit de cette opiniâtre résistance, fit amener cet inconnu et voulut lui-même l'interroger longuement :

Qui êtes-vous, lui dit Napoléon, d'où êtes-vous, et depuis quand êtes-vous à Vienne ?

Je me nomme Frédéric Stabbs, répondit le jeune Allemand, je suis d'Erfurth, et je suis ici depuis deux mois.

Que me vouliez-vous ?

Vous demander la paix et vous prouver qu'elle est indispensable.

Pensez vous que j'eusse voulu écouter un homme sans caractère, sans mission ?

En ce cas, je vous aurais tué.

Quel mal vous ai-je fait ?

Vous opprimez ma patrie et le monde entier ; si vous ne faites point la paix, votre mort est nécessaire au bonheur de l'humanité : en vous tuant, j'aurais fait la plus belle action qu'un homme de coeur puisse faire.... Mais, j'admire vos talents, je comptais sur votre raison, et avant de vous frapper je voulais vous convaincre.

Vous êtes fils d'un ministre luthérien, et c'est sans doute la religion ?

Non, sire, mon père ignore mon dessein ; je ne l'ai communiqué à personne, je n'ai reçu les conseils de qui que ce soit. Seul depuis deux ans je médite votre changement ou votre mort.

Étiez vous à Erfurth quand j'y suis allé ?

Je vous y ai vu trois fois.

Pourquoi ne m'avez vous pas tué alors ?

Vous laissiez respirer mon pays, je croyais la paix assurée, et je ne voyais en vous qu'un grand homme.

Étes vous franc-maçon ou illuminé ?

Non, sire.

Connaissez vous l'histoire de Brutus ?

Il y eut deux Brutus, le dernier mourut pour la liberté.

Avez vous eu connaissance de la conspiration de Moreau et de Pichegru ?

Les journaux m'en ont instruit.

Que pensez vous d e ces deux hommes ?

Ils craignaient de mourir.

On a trouvé sur vous un portrait, quelle est cette femme ?

Ma meilleure amie, la fille adoptive de mon vertueux père.

Quoi ! votre coeur est ouvert à des sentiments si doux, et vous n'avez pas craint d'affliger, de perdre les êtres que vous aimez en devenant un assassin ?

J'ai cédé à une voix plus forte que ma tendresse.

Mais, en me frappant au milieu de mon armée, pensiez vous échapper?

Je suis étonné en effet d'exister encore.

Touché de la jeunesse de cet enfant énergique, qui avait à peine vingt deux ans, et de son inébranlable fermeté même en face du supplice, Napoléon considérait ce malheureux avec compassion ; il eut voulu l'épargner :

C'est un fou, c'est un malade !, s'écria t il ; et le médecin Corvisart fut appelé pour constater l'état de Stabbs.

Son pouls était calme, sa contenance tranquille : Monsieur se porte bien, répondit le médecin.,

Je vous l'avais bien dit ! reprit Stabbs triomphant en quelque sorte de cette parole, qui était sa condamnation. Cependant, avant de l'abandonner à la mort, Napoléon fit une dernière tentative :

Celle que vous chérissez, dit il, sera bien affligée.

Elle sera bien affligée de ce que je n'ai pas réussi, répondit Stabbs ; elle vous hait autant que je vous hais moi même.

Si je vous faisais grâce ?

Si vous me faisiez grâce, je ne vous en tuerais pas moins ; je n'ai en ce moment qu'un regret, c'est de n'avoir pas réussi.

Cette parole, d'un insensé, d'un furieux, fermait toute voie à la clémence ; l'empereur livra l'étudiant à la justice militaire.

Pendant les deux jours qui précédèrent son exécution il refusa toute nourriture disant qu'il avait assez de forces pour aller à la mort.

La veille même il entendit résonner le canon ; il demanda ce que c'était.

C'est la paix, lui dit-on. Ne me trompez-vous pas ? Non. Je mourrai plus tranquille alors.

Et des pleurs coulèrent de ses yeux.

Lorsque l'empereur eut quitté Schoenbrunn, Stabbs fut conduit à la mort ; il y marcha d'un pas ferme, avec une constante tranquillité.

Pour toute grâce, il demanda de n'être point lié ; on y consentit, et le jeune étudiant ne laissa plus entrevoir ni un regret ni un remords : l'amour de la patrie exalté jusqu'à un farouche dévouement absorbait en lui, comme il l'avait dit, tous les autres sentiments.

Au moment où les soldats qui devaient le fusiller abaissaient leurs fusils vers lui, il s'écria avec un mouvement d'enthousiasme : Vive la liberté ! vive l'Allemagne !,

Ce furent ses dernières paroles et il tomba frappé de balles françaises.

Stabbs est la première et la plus violente expression de cette vaste association qui se formait en Allemagne contre l'empereur ; l'étudiant d'Iéna résume dans un acte, dans un crime, les sentiments de haine qui animaient cette mystérieuse affiliation du Tungend bund, dont les adeptes, choisis surtout parmi la jeunesse des universités allemandes, combattirent avec une si patriotique ardeur en 1813 : Stabbs en fut la première victime, il en est le héros.

L'attentat de Schoenbrunn vint troubler l'empereur au milieu d'une prospérité qui secondait si merveilleusement ses desseins ; ces mots de liberté, de patrie, dont l'Allemagne allait se faire une arme et que Stabbs jeta à son pays comme une parole de ralliement, retentirent dans toutes les universités, au coeur de cette jeunesse dont on excitait déjà les passions par de trompeuses promesses.

Le Tungend bund, encouragé par les souverains eux-mêmes, couvrit bientôt l'Allemagne d'un vaste réseau, d'une conspiration permanente dont on excitait l'enthousiasme et l'énergie par cette exaltation révolutionnaire qu'on était venu combattre avec tant d'acharnement en France vingt années auparavant.

Napoléon, dans tout l'éclat de sa puissance, put pressentir les prochains soulèvements de ce peuple qui, au moment où la paix se signait, se préparait déjà à la guerre.

Table chronologique des faits mémorables.....

 

Réalisée le 20 novembre2005

 André Cochet

Mise sur le Web lenovembre2005

Christian Flages